A lire également : « Le numérique, c’est l’économique »
https://theoreco.com/le-numerique-c-est-l-economique.pdf
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L’Etat Plateforme en Estonie : interview Forum ATENA
Cette interview a été réalisée le 16 avril 2018 dans les locaux de Télécom ParisTech à l’occasion de la troisième séance de l’atelier « L’état plate-forme ». Christophe Chambet-Falquet a accepté de répondre aux questions de Bernard Biedermann.
Christophe Chambet-Falquet, expert en transformation numérique d’organisation, a fait partie de l’équipe Forum ATENA qui a visité l’Estonie en novembre 2017 avec pour objectif de faire le point sur cette immense expérience numérique.
Dans la deuxième partie de la séance, Emmanuel Pesenti, directeur associé SSILEX et responsable dans la délégation French-Road en Estonie, a présenté les aspects d’architecture technique, organisationnel et pratique de l’offre French-Road.
BB : Christophe CHAMBET-FALQUET vous avez fait un séjour en Estonie. C’était dans le cadre des activités de Forum ATENA, avec pour mission de faire le point sur l’état du numérique dans ce pays. Depuis quelques années l’Estonie est Le Pays d’un état entièrement numérisé. Avant de vous poser quelques questions sur cette immense réalisation pourrait-on formuler en peu de phrases, une définition de « l’Etat plateforme » ?
CCF : L’« État plateforme » est une conception d’un état numérique
l’État regroupe les parties prenantes fondant la société civile.
La plate-forme est l’infrastructure mise à la disposition de la société civile, permettant de développer, héberger et partager des biens et des services entre parties prenantes.
Cette plateforme a vocation à regrouper les données des parties prenantes de la société civile pour en faciliter l’échange et la valorisation (offres de Pôle emploi, base d’adresses, données de la CNAM, etc.,)
On passe ainsi d’un service public centré sur l’administration à un service public centré sur le citoyen.
BB : La question que tout le monde se pose d’abord est de savoir quelle était la motivation première du gouvernement estonien lorsqu’ il a lancé le projet ?
CCF : C’était une affirmation de souveraineté par rapport à un voisin omniprésent.
En 91 l’Estonie s’affranchit de la tutelle russe par référendum
Elle décide de mettre en place une administration numérique et débute ses travaux dès les années 90 par la conception de X road, une architecture de services distribués.
Elle lance son projet de e-Governance en 1997 et commence l’implémentation des différents services à partir de 2000
L’intérêt de cette plateforme X Road est de permettre l’accessibilité (à partir de 2001) aux services de l’état estonien en langue estonienne.
BB : Nous imaginons qu’il a fallu avant tout s’appuyer sur des techniques qui garantissent un haut niveau de sécurité, lesquelles ?
CCF : Après l’architecture X Road en 2001, la IDCard et la signature digitale sont apparue en 2002.
Puis en 2007 l’ID mobile et la KSI (Keyless Signature infrastructure) à base de blockchain.
Plusieurs sociétés ont été impliquées :Nortal (X Road et infos ;….) Cybermetica (carte d’identité), Guardtime (gestion des flux)
La plupart de ces développements sont issus de technologies « Open source »
BB : Sans trop rentrer dans des spécifications techniques, quelle est l’architecture ou les architectures qui sous-tendent les applications en termes de base de données, par ministères, directions, services, … ?
CCF : Il s’agit de L’architecture X road, (qui rappelle les outils type ISM, Tivoli ou Openview). C’est une infrastructure distribuée permettant des accès aux différents services de l’état.
Sont concernés les domaines des impôts, la santé, la police, l’éducation, etc …Mais il n’y a pas de bases communes, pas de fichiers communs. Avec le mécanisme de la blockchain, tous les accès sont tracés au quotidien.
La sécurité repose sur la transparence de l’accès aux données que le citoyen peut contrôler.
Pierre François Laget pourrait nous expliquer comment dans la Santé, il n’y a pas d’approche ni de contrôle centralisé.
BB : Et pour le citoyen de base qu’est ce qui a le plus changé dans sa vie quotidienne, son activité professionnelle, et ses contributions politiques ?
CCF : Il n’y a plus de papier. L’administration estonienne économise une tour Eiffel de papier par mois.
Tous les services sont faciles d’accès et d’usage :
Concernant les élections, on peut changer son vote 15 fois avant le choix définitif !
Concernant la santé, pas de papier dans le protocole médecins-pharmaciens, c’est un gain de temps.
Les gens se sentent plus impliqués, sont pragmatiques et orientés solutions.
Plutôt que de se plaindre de ce qui ne marche pas, ils cherchent des solutions acceptables
Il y a peu de contestations.
Près de 5 % de la population continue d’avoir recours à des services d’accueil physique. Ces services continuent d’exister pour favoriser la reconversion des fonctionnaires (côté administration) et la disponibilité vers les personnes âgées (côté citoyen). C’est le pragmatisme qui domine.
BB : Peut-on dire que globalement la vie des Estoniens s’est améliorée ?
CCF : Difficile de faire la comparaison avec la situation d’avant !
Le salaire moyen est autour de 1000 euro par mois. Le coût de la vie est accessible et il est facile de se loger hors grandes agglomérations.
Les transports sont gratuits à Tallinn pour permettre au citoyen de rejoindre le centre facilement. La vie sociale collective est bien organisée.
BB : Et pour les administrations d’état, quels sont les gains en matière de niveau d’emploi, de gains de productivité, d’efficacité et de culture de management par rapport à la France ?
CCF : Au niveau ministériel, il n’existe pas de frontière entre l’homme public et l’homme privé comme en France. On passe facilement d’un secteur à l’autre.
On ne peut pas dire qu’il y a des sureffectifs dans l’administration, notamment grâce aux programmes d’adaptation des services publics.
La question du niveau de l’emploi ne se pose pas comme en France ; la culture du travail est très différente et la culture de l’initiative développée. Tout-le-monde a envie de travailler.
L’Estonie souhaite attirer des entrepreneurs du numérique et du personnel qualifié. La condition pour y travailler durablement est l’apprentissage de la langue.
BB : En revanche, quels ont été les erreurs, échecs et critiques que vous avez pu déceler ?
CCF : Grâce à l’esprit pragmatique des estoniens, les échecs appellent des solutions. La critique est une étape transitoire qui doit entrainer la résolution d’un problème.
Cela dit, la société estonienne n’est pas aussi homogène qu’il n’y paraît : on y distingue des citoyens russophones qui continuent de vouloir utiliser l’alphabet cyrillique et la langue russe.
BB : En tant que « militant » du Forum ATENA, pouvez-vous nous confier vos impressions et opinions personnelles sur ce que vous avez vu en Estonie ?
CCF : Estomaqué !
Ce qui est le plus impressionnant est l’adhésion effective des différents types de population : la fluidité des services proposés a fait beaucoup pour leur adoption et leur diffusion par le citoyen.
Quant aux professionnels (enseignant, médecins, …) ils ont été formés pour maitriser les nouveaux outils et sont actifs dans leur évolution.
BB : De retour en France avez-vous changé votre vision de l’état et dans quel sens ?
CCF : Aller faire un tour en Estonie permet de reconsidérer la perspective de cette vision.
En France on se satisfait de très peu : on communique sur l’explosion des télé-déclarations d’impôts alors qu’on est encore à peine à 50% d’adoption par les foyers fiscaux concernés.
Et quand on parle d’état on a tendance à voir d’abord les fonctionnaires plutôt que les citoyens…
BB : Quelles seraient alors les premiers axes de réformes que nous devrions créer ?
CCF : En France, nous avons depuis des siècles une culture pyramidale de la décision (L’état, la région, le département, le canton, la ville…).
A chaque strate se met en place une organisation administrative qui distribue les rôles et les budgets.
La consultation des citoyens est une approche confidentielle pour laquelle des instances sont pourtant existantes :
* les conseils de développement depuis 2003
* les conseils citoyens depuis 2014
Il serait temps d’aligner ses parties prenantes pour les rendre plus lisibles, plus simples et plus efficaces.
BB : Plus précisément, faudrait-il dans nos administrations, une accélération du numérique, de profondes réformes, une véritable révolution, une autre culture de gouvernance ?
CCF : Il faut commencer par remettre le citoyen et non le fonctionnaire au cœur de l’administration.
Et avec le citoyen toutes les données qu’il est susceptible de générer ainsi que les services qui pourront les valoriser.
Pour y parvenir, il faut redonner de l’ambition aux administrations en resituant leur personnel dans une dynamique d’innovation et d’expérimentation.
Cela suppose de gros efforts d’information, de sensibilisation et de formation.
BB : Concernant l’administration en général avec une nouvelle gouvernance, une nouvelle organisation, une meilleure efficacité au profit des citoyens, des gains de productivité, des économies de coûts ,qu’en dites-vous ?
CCF : Le numérique n’est pas une technologie qui s’achète, c’est une culture qui se partage !
Pour y parvenir, Il faut arriver à marier top-down et bottom up.
En France, on fonctionne sur un modèle top down depuis un peu plus de 2 siècles : grands corps d’état, primauté de l’exécutif, code civil…
Les grands enjeux à venir nécessitent de consulter le citoyen pour lui donner toute sa place dans une nouvelle version de l’« état ».
Pour cela il faudra savoir passer d’un paradigme basé sur l’autorité et obéissance à un nouveau basé sur la coopération et la confiance.
Question d’éducation et de volonté…
La newsletter d’avril https://www.forumatena.org/newsletter-n-109-avril-2018
A noter : la prochaine réunion de l’Atelier Etat Plateforme de Forum ATENA aura lieu le vendredi 11 mai de 18h30 à 0h, plus d’informations et inscriptions sur
: https://www.forumatena.org/reunion-de-travail-de-latelier-etat-plateforme-05-2018
Auteur:
Bernard Biedermann, co-Président de l’Atelier Etat Plateforme de Forum ATENA