Le contenu de cet article a été intégré dans l’essai « Le numérique, c’est l’économique » accessible par l’article : Le numérique, c’est l’économique, en tête du blog :
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Depuis près de trois décennies, les entreprises ont progressivement adopté ce que l’on appelle communément une culture d’entreprise. Cette tendance résulte de décisions managériales visant à améliorer la vie de l’entreprise prise dans son sens le plus large. Toutes les fonctions et directions ont été concernées ; de la manière de travailler jusqu’à l’image que l’entreprise souhaite diffuser auprès de ses clients, de ses actionnaires ou du grand public. Ce mouvement d’adoption d’une culture d’entreprise a été largement conduit par les consultants en marketing et management en jouant sur les phénomènes de mimétisme et de mode.
Concernant le contenu de ces « petites révolutions internes au sein de l’entreprise » il nous semble que l’intimation « d’avoir l’esprit positif » s’est traduit dans les faits et décisions de la vie économique de l’entreprise.
Dans les années 80, le « be positive » importé des techniques de management américaines désignait l’attitude à adopter dans le but de résoudre au mieux les problèmes de l’entreprise au quotidien. Il s’agissait avant tout de faire abstraction de nos défauts relationnels qui empêchent la recherche de la solution optimale vue du point de vue de l’entreprise.
Avec le temps, le « be positive» s’est aussi transformé en une attitude privilégiant « la bouteille à moitié pleine ». L’attitude est devenu un comportement managérial qui s’est traduit par l’adoption d’objectifs très ambitieux : objectifs, de qualité de production, de recrutement des meilleurs collaborateurs, de précisions des comptes, et bien entendu objectifs commerciaux et financiers.
Concrètement, se donner des objectifs positifs et ambitieux consiste à imposer aux équipes commerciales des chiffres d’affaires et de marge en croissance par rapport aux périodes passées dans le but d’assurer la croissance des parts de marché. L’exercice de préparation de ces objectifs traite des chiffres d’affaires et donc des quantités et des prix. Comme le rappelle Robert Rochefort , dans la mesure où les prix des produits et services industriels et de consommation finale sont établis sur le principe d’un prix de marché et non plus sur la base d’un calcul coûts + mark up , il y a alors de marges des manœuvres importantes.
Mais l’esprit prétendu positif ne se limite pas aux activités commerciales des entreprises ; régulièrement les gouvernements affichent des prévisions macroéconomiques supérieures à celles des instituts et les organismes de crédits ont eux aussi été soumis à la règle des objectifs , ( les fameux 15 % de rentabilité financière !).
Il y a dans la culture d’entreprise du « be positive » une composante digne du thème de la volonté de puissance chère à Nietzsche. Pour Jacques Attali (La crise et après ?), la « cocaïne est particulièrement adaptée à celui qui cherche à échapper aux contraintes du réel pour oser ce que son mal être ou sa raison lui interdiraient de tenter, en particulier dans un univers d’intense compétition …. Le cocaïnomane se croit doté d’une intelligence absolue et s’estime capable de résoudre toutes les difficultés …; Il se croit invincible et est persuadé que son jugement est infaillible. Le monde de la finance est le reflet de cet univers….Le trader cocaïnomane ne met jamais en doute ses propres décisions … ; il persiste dans des décisions absurdes. »
Si effectivement un nombre conséquent d’entreprises adopte la culture d’entreprise du « be positive » on doit alors se poser la question d’un tel comportement par rapport à la théorie des anticipations ou au principe de la demande effective.
Pour simplifier, définissons le comportement du « be positive » par :
– l’adoption d’objectifs supérieurs à ce que déterminerait une analyse statistique objective
– un entêtement face aux erreurs et résultats négatifs
– un déni partiel de la réalité malgré une information relativement parfaite
– une déformation optimiste des faits
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Par rapport aux anticipations rationnelles :
On est bien loin de la théorie des anticipations rationnelles selon laquelle les choix sont conformes aux prévisions fondées sur toute l’information dont disposent les agents. La seule ressemblance avec les anticipations rationnelles concerne l’impact au niveau global, dans les deux cas les quantités réalisées sont déterministes; dans les anticipations rationnelles parce que les erreurs se compensent statistiquement et dans le comportement « be positive » en raison du forcing marketing sur la demande.
Par rapports aux anticipations adaptatives :
Il est difficile de parler d’adaptation dans la mesure où prévaut un comportement d’entêtement maintenu sur plusieurs périodes mais parfois consolidés par des résultats conformes aux objectifs. On ne peut également parler d’erreurs puisque la conviction l’emporte (pendant un certain temps !) sur l’analyse sérieuse. Dans une certaine mesure on peut parler de déformation de l’information plutôt que d’erreurs.
Par rapport au principe de la demande effective :
Le principe de la demande effective établit que la détermination du niveau de l’emploi résulte entre autre d’une fonction continue des prévisions de ventes des entrepreneurs. L’état de la confiance est la variable qui renforce ou affaiblit la relation entre le niveau des anticipations et les décisions relatives au niveau de l’emploi. L’état de confiance cher à Keynes est considéré comme une variable exogène, donnée, subjective, fluctuante, et dont les causes sont elles mêmes multiples changeantes et discontinues, particulièrement pour ce qui concerne l’Efficacité Marginal du Capital. Si l’on retient que l’attitude « be positive » s’inscrit dans ce schéma on peut alors faire l’hypothèse que le niveau de l’emploi est artificiellement maintenu à un niveau supérieur à ce qu’il aurait été normalement. On peut aussi considérer que la demande réalisée a elle aussi été dopée par les campagnes des services de marketing opérationnels comme dans l’automobile ou les produits Hi Tech.
Dans une approche globale, il faut comprendre le fait que les entreprises ne surestiment pas toutes en même temps leur marché mais que le processus s’effectue de manière dynamique jusqu’à la limite du marché potentiel « dopé » c’est-à-dire supérieur à ce qu’il aurait été sans des objectifs commerciaux exagéré.
Paradoxalement, la détermination du prix sur la base du « prix de marché » et non plus selon le calcul coût plus mark up donne à la stratégie marketing une plus grande liberté car les marges de profit des produits importés de pays à bas salaires sont très élevées. Ce degré de liberté facilite l’élaboration des objectifs commerciaux.
L’attitude « be positive» est également une manière de traiter l’incertitude quitte à sous estimer les gains qu’apporteraient une recherche complémentaire d’information sensée réduire l’incertitude. Il y a de plus une autojustification de la stratégie marketing par une apparente cohérence des décisions. C’est aussi un artifice qui permet de faire abstraction du comportement influencé par le niveau de la confiance ; les esprits animaux sont en quelque sorte canalisés avec une conjoncture portée à bout de bras jusqu’au jour où…
Avec la crise, beaucoup de stratèges d’entreprise ont « atterris » brutalement et sont maintenant conduits à changer de comportement.
Bernard Biedermann
Conjoncture et Décisions
Janvier 2012