Les introductions des cours et manuels d’économie politique soulignent à juste titre le principe selon lequel leur domaine est le règne de l’interdépendance ; interdépendance externe avec d’autres domaines comme le droit, la psychologie, la sociologie, la démographie …, interdépendance interne signifiant que les variables et les données agissent les unes sur les autres par des relations de causalités.
Ce principe est une véritable contrainte pour celui qui veut expliquer les choses de l’économie car il doit au préalable passer par une étape de méthode ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres domaines comme la physique ou l’on peut très bien expliquer une loi sans parler d’un contexte plus général. On s’en rend bien compte dans les médias où la contrainte de temps ne permet pas à l’économiste de poser l’approche de méthode préalable, ce qui se traduit souvent par un discours réducteur limitant l’explication à une seule variable. Les récents débats sur le CPE ont d’ailleurs pu illustré cette fâcheuse tendance. L’explication mono-causale passe mieux car elle est plus simple à comprendre et qu’elle donne l’impression que les politiques pourront faire quelque chose. En revanche, l’approche multi-causale risque « d’ennuyer » l’auditeur et de noyer l’explication dans un magma complexe sur lequel le politique n’a guère de prise.
Mais au delà de la communication et de la pédagogie, la tentation de privilégier à l’excès certaine variables dans des analyses de phénomènes complexes reste fréquente. Cette attitude résulte de la spécialisation ; le financier expliquera des phénomènes économiques par les variables de la finance, le démographe par des données de population, le spécialiste des ressources humaines par le marché de l’emploi,….Leurs propos sont pertinents dans la mesure où les analyses sont relativisées et recadrées dans un contexte plus générale. Sans vouloir être péjoratif, les spécialistes qui abusent d’explications mono-causales nous rappellent le syndrome « Stéphanie de Monaco ! » en référence au sketch des nuls dans lequel la candidate un peu bébête répond systématiquement « Stéphanie de Monaco ! » et ce quelle que soit la question.
Les fameux 15 %
Parmi les thèmes qui ont pu faire l’objet de débats et controverses, il y a celui du niveau de rentabilité des capitaux exigés par les actionnaires. Ce comportement des actionnaires observé depuis une bonne décennie serait la Cause de bien des dysfonctionnements du système capitaliste et devrait susciter des propositions de réformes applicables au fonctionnement des processus de décisions dans l’entreprise.
Le thème de l’exigence de rentabilité a notamment été développé par Michel Aglietta, Antoine Rebérioux (Dérives du capitalisme financier) Patrick Artus, Marie-Paule Virard (Le capitalisme est en train de s’autodétruire) ; voir aussi les articles de Conjoncture et décisions :
– «Le capitalisme est en train de s’autodétruire » , note de lecture
– Dérives du capitalisme financier, incertitude et économie réelle.
– OTM investissement et chômage
– De la relation prix / investissement en économie d’innovation
La vie de l’entreprise au quotidien
Imaginons la scène suivante : à la réunion des actionnaires, le PDG s’engage à augmenter les profits de son entreprise, puis il rejoint son bureau où l’attend son directeur commercial. Celui-ci lui annonce qu’il peut signer le contrat , d’une affaire suivie depuis des mois. L’importance de cette affaire est telle qu’elle permettrait d’atteindre les objectifs de CA. Le Directeur commercial explique les conditions de cette affaire ; le client signe si l’entreprise accepte une réduction de prix de 10 %. Quelle sera la décision du PDG ?
Refuser la baisse de prix ? – ce serait ne pas atteindre les objectifs de CA, décevoir tous les cadres et collaborateurs qui se sont impliqués dans l’affaire, et risquer la démission du directeur commercial qui menace de rejoindre un concurrent. Le même jour, notre PDG rencontre son directeur du marketing qui revient d’un séjour de veille technologique aux Etats-Unis ; l’objectif était de collecter le plus grand nombre d’informations relatives à l’avenir des nouveaux produits. Il s’avère que les choses évoluent très vite et qu’il est nécessaire de lancer rapidement une gamme de nouveaux produits, ce qui se traduirait par des programmes d’études, de conceptions, de réalisations … qui évidemment ont un coût .Que décidera notre PDG, très sensible à l’avenir de sa société ? Il doit maintenant tenir compte des arguments du marketing stratégique. Ces deux anecdotes illustrent les conditions dans lesquelles les décisions sont prises, mais bien d’autres situations concernant les autres fonctions de l’entreprise sont de nature à mettre en cause les engagements du PDG vers ses actionnaires. Un PDG est avant tout un vendeur qui malgré tout le respect que nous devons à cette profession, peut être amené à faire des promesses dont il sait bien qu’elles ne pourront être respectées. Son problème sera alors de justifier les résultats lors des prochaines réunions d’actionnaires, avec le risque d’être remercié.
Il convient donc de ne pas tabler sur une vision de l’entreprise réduite à la seule relation actionnaires – PDG. Ce débat est important car il s’agit des fondements du système économique et parce que des hypothèses sans nuances conduisent à des recommandations inefficaces.
Objectifs de Taux de marge et conjoncture
A la question, « si les exigences de rentabilité des actionnaires n’avaient pas été aussi fortes depuis plus d’une décennie, le PIB mondial aurait-il été supérieur ? », Patrick Artus a répondu en substance que les effets sur la conjoncture des exigences de rentabilité n’ont pas encore été constatés mais qu’ils pourraient se manifester dans l’avenir. On peut douter de cette prévision car l’esprit des actionnaires a évolué vers plus de réalisme et n’est plus enclin à gober des résultats insoutenables comme pendant la « belle époque » des années 90.
A plusieurs reprises nous avons analysé les tenants et aboutissants des comportements d’objectif de taux de marge et suggérer de le considérer comme un comportement à la base d’une variable de conjoncture ; ( cf articles dans Conjoncture et décisions et les « Patrons sont-ils des mous ? Question posée à J.-M Keynes » Bernard Biedermann
Conjoncture et Décisions
voici quelques extraits Les patrons sont-ils des mous ? Question posée à J ;-M. Keynes.
Le Publieur www.lepublieur.com
Extraits relatifs à l’influence des Objectifs de Taux de Marge sur la conjoncture :
L’OTM (Objectif de Taux de taux de Marge) est le taux de profit, exprimé en pourcentage, auquel est comparée la rentabilité des différents projets d’investissement dans le but de les retenir ou de les éliminer. Il peut s’agir d’un taux moyen, de valeurs actualisées ou de taux de rendement interne,cette dernière option permettant également la comparaison avec les taux d’intérêt du marché. La valeur de ce taux ainsi que la forme de son « décret » dépendent du type de comportement des décideurs, de l’humeur générale du moment et de bien d’autres paramètres plus objectifs qui seront développés ultérieurement; ce qu’il est important de retenir c’est le fait que l’objectif de marge soit imposé en amont, avant que la décision ne porte sur tel ou tel scénario d’investissement. La décision d’investir ou de ne pas investir doit être prise en conformité avec le planning du projet ; on entre alors dans une logique d’actions et de responsabilités bien différentes de celles des techniques et méthodes qui, dans la phase d’analyse, prétendaient désigner le bon choix. Cette décision concrétisée par la signature du contrat qui engage le décideur et l’entreprise dans sa globalité ne peut être considérée comme une simple étape anodine de la vie de l’investissement. Bien avant la date de signature elle «travaille » le décideur qui très souvent en arrive à douter du bien fondé des recommandations issues de la phase d’analyse ou parce qu’il veut se réserver la possibilité de refuser le projet sans justification rationnelle et pour beaucoup d’autres raisons que l’on abordera plus loin. Jusqu’au moment de la décision les décideurs usent de leur pouvoir pour fixer un objectif de taux de marge qui aura des répercussions tout au long de la vie de l’investissement. Ce comportement est réel, relativement peu explicité, insuffisamment mis en valeur par les analystes, peu conformes aux hypothèses traditionnelles des modèles économiques mais de plus en plus fréquent parce qu’il est aussi recommandé par les méthodes modernes de management.
Maximisation du profit
Nous verrons plus loin le rôle que joue l’incertitude sur ce comportement, mais la question de savoir s’il est conforme à l’hypothèse classique de maximisation du profit, qui sous-tend les modèles théoriques aux niveaux microéconomique et macroéconomique doit se poser dès maintenant. L’approche de décision d’investir avec OTM est-elle conforme à cette hypothèse ? Certainement (et heureusement) dans son esprit car l’ OTM n’exclut pas les calculs d’optimisation, capital versus emploi, etc., mais elle joue aussi contre elle lorsqu’un choix d’investissement accompagne un OTM élevé, car d’autres projets à plus faibles rendements mais dont la valeur absolue de marge aurait été supérieure à celle de l’option retenue ont pu être éliminés. Il y a aussi le cas d’investissements de remplacement refusés alors que sont offerts sur le marché des équipements qui auraient favorisé la substitution capital / travail. Cette question est importante lorsque l’on se situe au niveau global et sur le long terme. Un OTM généralisé et élevé facilitera une reconstitution de l’épargne d’entreprise avec cependant un niveau de production ne correspondant pas au plein emploi. En d’autres termes, une situation d’équilibre de sous-emploi coexistant avec une santé financière satisfaisante. Comme nous le verrons plus en détail, l’ OTM s’applique avec plus ou moins d’intensité selon le type d’investissement (remplacement, productivité ou innovation) et le niveau d’optimisme des entrepreneurs.
OTM, TRI et taux d’intérêt
Dans les paragraphes qui suivent, nous illustrons par des commentaires de conjoncturistes (INSEE OFCE …) des situations dont l’interprétation laisse une place au comportement d’ OTM . Le Taux de Rendement Interne (TRI ) d’un projet d’investissement est pris dans sa formulation simple en tant qu’il est utilisé par les entrepreneurs pour choisir leurs investissements. Nous faisons donc l’hypothèse que les entrepreneurs utilisent cette technique.
1) Situation de TRI élevé avec taux d’intérêt supérieur à celui d’ OTM lui-même très faible voire inexistant.
Cette configuration est celle d’une situation d’euphorie, sans incertitude, où les décisions d’investissement se prennent rapidement et sans hésitation; le niveau de confiance en l’avenir est élevé. Il n’y a pas de problème pour financer l’investissement et les entrepreneurs ne se préoccupent pas du niveau de l’autofinancement, ni à court terme ni à long terme. Lorsqu’une telle situation perdure, il y a risque de surinvestissement, de surproduction et à terme de retournement rapide de la conjoncture. À titre d’exemple récent on pourrait citer la période de l’économie japonaise qui précède la crise de 1997. Le contexte favorable remontait aux années quatre-vingt et concernait un grand nombre de pays asiatiques qui ont connu entre 1992 et 1995 une croissance supérieure à 7 %. À cela s’ajoute d’autres conditions favorables comme la baisse des taux d’intérêt en occident qui a favorisé les placements en Asie. Malheureusement, «certaines entreprises asiatiques ont pu financer, principalement en devises, des investissements à la rentabilité douteuse et exposée à des chocs de prix mondiaux, notamment dans un nombre restreint de secteurs exportateurs, comme les semi-conducteurs ou les chantiers navals… Le financement de ces investissements peu rentable a été d’autant plus facile que le secteur bancaire était insuffisamment réglementé, notamment en ce qui concerne les questions prudentielles, et disposait de garanties implicites des autorités, du fait notamment des liens étroits existants entre différents pays entre les entreprises et ces autorités… En l’absence de règles prudentielles et de systèmes de surveillance suffisants, les banques ont donc investi dans certains projets qu’elles auraient dû juger trop risqués. L’accumulation du capital, pendant la période de forte croissance, s’est accompagnée d’une baisse de la productivité… La déréglementation du secteur financier nippon au cours des années quatre-vingt a encore favorisé l’accumulation du capital productif, en permettant aux entreprises de s’endetter à faible coût. L’effet de levier qui en a résulté s’est traduit par une bulle spéculative, les garde-fous notamment en termes de prises de risques ayant été inopérants en raison des relations privilégiées entre banques et entreprises.» (L’Économie Française, édition 1998-1999, insee). Comme dans toute crise les causes sont multiples. Nous n’en avons ici dégagé qu’une seule, le surinvestissement résultant d’une longue période d’excès d’optimisme dans laquelle le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y a pas eu de sélection rigoureuse des projets d’investissement, et donc pas d’ OTM . La France connut également une tendance à la sur-accumulation du capital 1963 à 1974. Conjoncture régulière, hausse des salaires lente, régulière et supérieure à la productivité, chômage stable, hausse régulière et linéaire du taux de Formation Brute de Capital Fixe, taux d’intérêt stable ainsi qu’un taux d’endettement en % du capital productif qui passe de 15 à 25 % entre 1958 et 1974 témoignent d’une confiance dans l’avenir ignorant toute incertitude. Ainsi, « l’incitation à investir reste prononcée, l’effort d’accumulation, déjà à un haut niveau, continue à augmenter et n’est guère troublé par des fluctuations conjoncturelles amoindries » (Les Cycles économiques. Ofce, 1994. Voir les graphiques :Les Cycles économiques. Ofce, 1994, C3)
Il faut également citer la période 1982-1992 caractérisée par des taux d’intérêt réel en croissance linéaire et régulière (de 2 % à 8 %), des conditions financières en amélioration constante et surtout une nette reprise de l’investissement productif de 1984 à 1990, ce qui est a priori contradictoire avec la montée des taux. En fait le taux de marge qui s’était amélioré depuis 1983 s’est traduit par une moins grande exigence des entrepreneurs en matière d’investissements alors que sur la période précédente, à partir de 1974, l’investissement était limité par la nécessité de reconstruire les marges financières, malgré un taux d’intérêt réel faible et des dettes dévalorisées par l’inflation consécutive au premier choc pétrolier. Dans un tout autre domaine, plus récemment, force est de constater qu’il n’y a pas eu beaucoup de garde-fous à l’encontre de ceux qui ont investi dans la nouvelle économie.
2) TRI élevé, et OTM supérieur au taux d’intérêt.
Comme dans le cas précédent, les perspectives sont favorables mais il y a incertitudes, anticipations d’une hausse des taux d’intérêt, crainte d’une dégradation de la situation financière actuelle créant des besoins d’autofinancement. Dans l’ensemble il n’y a aucune raison de penser que la rentabilité des projets devrait baisser mais il y a peut-être des incertitudes concernant des événements non strictement économiques (élections politiques, conflit, nouvelle situation internationale…). Ce genre de situations se traduit souvent par des reports de décision d’investir.
3) OTM supérieur au TRI lui-même supérieur à un taux d’intérêt bas.
Cette situation apparaît à l’issue d’une période de croissance du revenu accompagnée d’un taux d’intérêt plutôt bas. Le taux élevé de l’OTM traduit le besoin de sélectionner des projets investissements dont la rentabilité est certes supérieure à celle du taux d’intérêt mais jugée néanmoins insuffisante dans un nouveau contexte d’incertitude relatif à la pérennité de la croissance lorsque l’activité se rapproche de la saturation des débouchés et du plein emploi. Le besoin d’autofinancement peut également commencer à se faire sentir. En toute rigueur, cette situation ne devrait pas être fréquente dans la mesure où une longue période de forte d’activité s’accompagne en général de hausse des taux d’intérêt qui doivent jouer le rôle de modérateur. On peut néanmoins citer le cas du Japon, en tout début de crise, lorsque « la détérioration de certains fondamentaux, pour réelle qu’elle soit, ne peut à elle seule expliquer l’ampleur de la crise. Celle-ci résulterait d’un changement soudain, et seulement partiellement justifié, des anticipations et de la confiance des investisseurs;» (L’Économie Française. Édition 1998-1999, insee). En France, « la faiblesse de l’investissement depuis 1993 reste en partie inexpliquée » (L’Économie Française. Édition 1990-2000 insee ). Elle reste inexpliquée car, « malgré la baisse des taux à partir de 1995 et l’assainissement de la situation financière des entreprises, perceptible au niveau macroéconomique, l’investissement est demeuré faible jusqu’au deuxième semestre 1997. Il est possible que les entreprises, fortement marquées par la période récente de fragilité financière, aient continué à se conformer à des normes d’endettement restrictives. Une autre interprétation de la hausse de la profitabilité du capital est l’exigence accrue de la rentabilité des actionnaires. L’internationalisation des marchés financiers aurait contribué à diffuser des normes de rentabilité plus élevées, celles en vigueur dans les pays anglo-saxons. Les grandes entreprises françaises auraient ainsi été incitées, pour cette raison, à limiter leurs investissements à ceux offrant les meilleures perspectives de rentabilité. » (Artus, 1998.) La reprise n’a toujours pas eu lieu en 1996 malgré de bons fondamentaux.
3) Taux d’intérêt et TRI de bas niveau avec OTM ayant une influence faible.
Dans cette situation le faible niveau de tri restreint le niveau de l’investissement même lorsque les autres conditions sont favorables. En effet, « plusieurs raisons auraient pu contribuer à un certain dynamisme de l’investissement en 1996. La situation financière des entreprises est assainie. Leur endettement est faible et leur capacité d’autofinancement importante. Par ailleurs, la baisse des taux d’intérêt s’est effectivement traduite par une réduction du coût moyen des crédits destinés à l’investissement. En dépit de cette baisse des taux d’intérêt nominaux, les investissements ne se justifient que si leur rentabilité est suffisante, compte tenu des anticipations sur l’évolution des prix. Or, en raison de la vive concurrence à laquelle ils sont et seront soumis, les industriels ne peuvent se permettre d’augmenter leur prix, ce qui ne favorise pas la rentabilité et les conduits plus généralement à une plus grande prudence. » (L’Économie Française. Édition 1997-1998, insee). L’économie est alors dans la situation où une baisse des taux d’intérêt ou une augmentation de la masse monétaire n’aurait pas d’effet positif. La variable de l’ OTM ne joue pas vraiment car la conscience de la faiblesse de la rentabilité des investissements suffit pour limiter les décisions d’investissements. La politique économique n’a pas grand-chose à proposer si ce n’est d’attendre la reprise qui se déclenche fin 1997 d’abord par des investissements de remplacement puis par des projets d’extension de capacité de production.
Après avoir donné une première définition de l’OTM , nous poserons la question de savoir si une variable de comportement de ce type est réellement et suffisamment prise en compte par les théories économiques…….