Depuis le début de la crise, les analyses et commentaires ont essentiellement porté sur la macroéconomie, la finance et les relations de pouvoir entre pays. On s’est peu intéressé au comportement des entreprises. Les prévisions pour 2013 tablent sur une croissance européenne faible, nulle pour certain pays, voire négative pour d’autres. Quel que soit le pays il y aura des secteurs en croissance et d’autre en récession. Cet article propose de revoir le comportement de l’entreprise en période de récession en le positionnant par rapport aux hypothèses des modèles postkeynésiens et néoclassiques. Il s’avère que ni l’une ni l’autre ne colle vraiment à la réalité de la récession.
L’entreprise keynésienne
Dans l’entreprise keynésienne le niveau de l’emploi est déterminé par la demande anticipée et la production qui tient compte du niveau des stocks et du taux d’utilisation des ressources. C’est le principe de la « demande effective » qui rappelons le, est une demande « efficace » dans le sens où elle agit sur le niveau de l’emploi et non pas une demande « effective » dans le sens « réalisée ». Cette précision s’avère nécessaire en raison de la traduction en un faux ami. Les prix sont marqués de viscosité, et les salaires rigides à la baisse même quand la conjoncture ralentit. La production et l’emploi dépendent de la perception que les entrepreneurs se font du futur. Cette perception se forge dans un contexte d’incertitude plus ou moins fort. En période de récession la demande anticipée est telle que le recrutement stagne et que l’investissement est suspendu malgré des taux d’intérêt très bas ; c’est la trappe à liquidité. « L’efficacité Marginale du Capital » qui elle aussi intègre des anticipations est au plus bas. Sur le marché des biens et services les entreprises sont des « faiseurs de prix ».
L’entreprise néo-classique
A l’opposé de la théorie keynésienne, l’entrepreneur néoclassique ne connaît pas vraiment l’incertitude et vit dans un monde de marchés où l’information est quasiment parfaite. Ses décisions sont prises en toute connaissance des conditions des marchés, des produits et de l’emploi. Le mode de fonctionnement est celui de la maximisation du profit fondé sur le calcul marginal. L’entrepreneur calcule de manière rationnelle, sans vraiment se préoccuper de l’avenir. Le recrutement s’effectue jusqu’à ce que le coût marginal égalise le produit marginal. La loi de « l’offre qui crée sa propre demande » fera le reste pour que l’équilibre général soit atteint. Sur le marché des biens et services, les entreprises sont des « preneurs de prix »
L’entreprise en récession
Au début, il y a une baisse des commandes non prévues. Après la période de rigidité de la phase de croissance, les prix subissent une baisse par le fait de négociations plus dures. On passe progressivement d’une période de rigidité dans laquelle l’entreprise est « faiseur de prix » à une période de flexibilité puis de « preneur de prix » enfin, lorsque la situation s’aggrave encore, à une nouvelle période de rigidité pour se prémunir de la faillite. Alors le prix n’est plus le signe d’une offre ou d’une demande excédentaire. L’équilibre sur le marché se fait d’abord par les prix puis par les quantités. L’entreprise en récession consacre plus de temps à analyser les variations de prix dans le but d’éviter de perdre des affaires. Son problème est de comparer les baisses de ses prix à celles de ses coûts et d’identifier la limite du niveau de profit à partir de laquelle la faillite doit être envisagée. C’est un exercice délicat car les prix se stabilisent et de ce fait il est de plus en plus difficile de rattraper des affaires à marge négative. Quand la récession gagne tout un secteur, le degré de concurrence s’accroît en parti grâce à une meilleure recherche d’informations sur les marchés. Plus tard, le nombre de faillites et le regroupement d’entreprises augmentent, ce qui renforce à nouveau le nombre d’entreprises en oligopole.
Le marché du travail constitue une source d’information par le fait que l’entrepreneur constate une offre de travail croissante accompagnée de baisses des prétentions salariales. Il est dans une meilleure position pour négocier les salaires et contrôler ses coûts. La situation globale du marché de l’emploi est également le signe d’une mauvaise conjoncture dont l’impact l’emporte sur l’opportunité de recruter à bas salaire. Concernant la flexibilité des salaires, il convient de bien distinguer la partie fixe de la part variable (commissions et primes liées aux résultats, individuelles ou collectives, primes par direction, participation, intéressements..) ; dans l’entreprise en récession, la partie fixe est rigide alors que les parts variables sont particulièrement flexibles. Les économistes ont tendance à sous estimer l’importance des parts de salaires variables alors que la pratique est courante dans la distribution, le commerce, les services et dans la production (prime de qualité, de productivité..). Dans un deuxième temps les salaires réels ont tendance à se rigidifier en raison de la stabilisation des fluctuations des salaires nominaux et des prix.
Le chiffre d’affaires et donc les marges se tassent fortement. L’entreprise pratique alors une autre forme de management. Les dirigeants se focalisent sur les rentrées de commandes et particulièrement, sur le chiffre d’affaires facturé et sur les marges qui sont suivies de près affaire par affaire, et en cumul.
Le processus d’anticipation est mis sur la touche car la confiance dans les prévisions a été secouée par la surprise de l’entrée en récession et surtout parce que la chute des marges imposerait un timing précis trop difficile à élaborer. La priorité n’est plus de savoir où l’on va, mais d’optimiser au mieux l’activité au quotidien. Certes, l’espoir d’une reprise existe mais sans jalons ni données quantifiées. Même s’ils répondent aux enquêtes de conjoncture, les décisions prises par les entrepreneurs ne sont que très peu liées à une vision de la conjoncture future. On n’est plus dans le modèle de l’entreprise keynésienne conforme au principe de la demande effective. Désormais, les décisions portent sur une volonté d’optimisation des ressources qui avaient pu être négligée en période de croissance. Investissements d’innovation stoppés, investissements de renouvellement retardés au maximum, et pour l’emploi, suspension du recrutement, départs anticipés, contrats à durées déterminée et plan de licenciement mis en oeuvre en fonction des résultats financiers. « …les entreprises attendent généralement la confirmation de la baisse d’activité avant de procéder à des réductions d’effectifs. Elles préfèrent dans un premier temps recourir à la flexibilité interne en réduisant le temps de travail » (OFCE France, la guerre de 3% aura-t-elle lieu ?). L’activité commerciale se recentre sur les produits et services à forte marge, sur la recherche à court terme de nouveaux clients et sur la fidélisation des anciens par réduction des délais de livraison. Les éventuelles évolutions de produits ne concerneront que le packaging.
Les services d’achats ont des objectifs de baisse de budgets chiffrées qui se traduisent par des négociations beaucoup plus dures vis-à-vis des fournisseurs, qu’il s’agisse de produits qui intègrent des coût fixes ou des coûts variables. L’objectif étant de faire en sorte que les prix des produits et services en vente ne baissent pas plus, ni plutôt que les prix des produits et services en achat. Dans une certaine mesure ces décisions se traduisent par des augmentations de la qualité et de la productivité physique du capital et du travail par l’utilisation des machines et des équipements installés les plus performants, et aussi par un management des équipes recentré sur plus d’efficacité opérationnelle.
Toutes les directions de l’entreprise y compris la logistique, la trésorerie, les services administratifs pour les frais généraux (primes salariales, avantages en nature) sont impliquées dans un ensemble de consignes et d’objectifs contraignants.
Par ailleurs, la pression des actionnaires est d’autant plus forte qu’il s’agit de fonds collectifs exigeant des taux de rentabilité de court terme car sur le long terme les institutions financières ont toujours la possibilité de se séparer des titres. Pour l’entreprise en récession le risque d’offre de rachat est alors réel.
On doit cependant faire la distinction entre les entreprises qui connaissent des difficultés résultant d’erreurs de stratégie de celles qui subissent la récession globale. La chute des prix des biens d’équipements, les taux d’intérêt bas remettent en cause l’interprétation habituelle des signes que sont les prix relatifs.
L’Entreprise en récession postkeynésienne ou néoclassique ?
En généralisant, les entreprises en récession focalisées sur le niveau de leurs commandes et qui tournent le dos au futur constituent une économie sans projet ni anticipation . On ne peut plus vraiment parler de demande anticipée. A la limite, la notion d’incertitude qui englobe les processus de décisions n’existe plus. L’entreprise ne se détermine plus en fonction du futur mais sur la base des commandes réelles signées ; ce sont les évènements récents qui font fonctionner l’économie. Le principe de la demande effective est suspendu. La demande globale est insuffisante mais le marché des biens « semble » fonctionner correctement sauf que l’entreprise n’achète qu’après avoir vendu, ce qui pose le problème de l’équilibre général. On peut alors se poser la question de savoir si les modèles keynésiens actuels ne surestiment pas les effets du multiplicateur dans la mesure où ils reposent sur des hypothèses d’anticipations. La gestion de stock en flux tendu et une production optimisée et très réactive déterminent une situation « relativement » équilibrée car il n’y plus d’offres excédentaires sur le marché des biens et services alors qu’elles persistent sur le marché du travail et sur le capital en cours d’amortissement. Dans ces conditions la reprise est difficile à concevoir.
L’investissement de remplacement est souvent un premier signe positif puis, il peut y avoir des investissements d’opportunité pour lesquels les entreprises innovantes seront les mieux placées et pourront reprendre une position de pouvoir sur leur marché.
L’influence du taux d’intérêt sur les décisions d’investissement est quasiment nulle. S’ajoute au principe de Keynes que « l’on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif » le fait que la part relative des coûts financiers dans les business plan est trop faible pour être un facteur d’influence de décision d’autant plus que le portefeuille des projets d’investissement ne comprend que des projets à forte valeur ajoutée. C’est la raison pour laquelle la courbe IS est inélastique par rapport au taux d’intérêt : voir https://www.theoreco.com/elasticite_investissemt.pdf.
Sur le plan de la méthode on doit assumer le fait que des modèles dont les hypothèses sont constantes dans le temps perdent de leur faculté d’explication pendant certaines phases de conjoncture. L’approche par la boîte à outils des théories s’avère donc plus souple.
Cette vision de l’entreprise en récession débouche sur des perspectives plutôt pessimistes. A fin 2012, l’avenir de long terme n’est guerre plus encourageant et l’on ne voit pas encore la naissance d’un nouveau monde. Pas de grandes perspectives de croissance et de développement comme l’histoire en a connues avec la machine à vapeur, le train, l’électricité, les reconstructions d’après guerre et autres trente glorieuses. Les optimistes imaginent le nouveau monde dans les nanotechnologies, la biotechnologie et la protection de l’environnement. Reste à en évaluer, l’importance en termes de revenu, de délais et la manière avec laquelle des besoins collectifs pourront être transformés en demande privée. D’ailleurs ceux qui prônent l’ardente obligation de l’innovation se gardent bien de répondre à ces questions.
Et si le nouveau monde n’est pas au rendez-vous il faut alors envisager que nos économies repartent dans la même configuration de structure de consommation et de production avec des politiques économiques difficiles à mettre en œuvre en raison des contraintes budgétaires et des objectifs de compétitivité. Keynésiennes ou néoclassiques. Ces politiques économiques recherchent la quadrature du cercle. Comme pour un convalescent, tout se passe comme si, les effets attendus du médicament étaient totalement compensés par ses effets indésirables.
La bonne attitude à adoptée serait alors celle de la patience, de la protection de l’entreprise et de l’écoute fine et réactive de tout ce qui change.
Bernard Biedermann Conjoncture et Décisions
https://www.theoreco.com décembre 2012