Productivité, mondialisation et services

                       

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                                   Productivité, mondialisation et services
Dans cet article nous proposons de recentrer la notion de productivité dans le temps et dans l’espace, pour tenir compte de l’accélération du progrès technique et de la mondialisation. On se posera ensuite la question de l’effet des délocalisations sur le secteurs des services.

Définir la notion de productivité physique est relativement simple :
C’est un constat à un instant donné qui s’exprime par un rapport, celui d’une production par rapport à un ou plusieurs facteurs qui ont permis de l’obtenir. Ces facteurs sont essentiellement le travail, le capital, la terre mais aussi les consommations intermédiaires, l’énergie … Ainsi définie, la productivité constitue, à un moment donné, un indicateur de l’état de la technique utilisée, pouvant faire l’objet de comparaisons dans le temps, entre unités de production et entre pays.
Mais la technique n’est pas quelque chose de figé et son progrès permet des gains de productivité qui déforment les fonctions de production par le fait des exigences imposées par les techniciens. Celles ci vont bien au-delà de la recherche de la combinaison optimale entre capital et travail. Elles concernent l’optimisation des process, la diminution des temps d’interruption, les durées de réglages, les mises en service, les réductions des consommations intermédiaires, des maintenances et des outils.
Avant d’être un technicien, l’entrepreneur est avant tout un financier qui fait ses choix sur la base d’une productivité en valeur et non pas physique. La productivité en valeur intègre les prix des facteurs et de leurs productions associées.
Lorsque les prix relatifs des uns et des autres sont stables, les gains de productivité en valeur collent mathématiquement aux gains de productivité physique. Malheureusement, la réalité est éloignée de ce cas de figure particulièrement dans nos économies qui se mondialisent et dont la part de production des services dans le PIB total augmente sans cesse. De plus la productivité est généralement plus difficile à mesurer lorsqu’il s’agit de services que lorsqu’il s’agit de biens. De surcroît les délocalisations offrent des perspectives où les différences de coûts salariaux d’un pays à l’autre sont importantes et entachées de risques variables.
Pour ces raisons, le concept de productivité physique perdrait, dit-on, de son utilité à l’exercice d’analyse économique au profit de la notion de rentabilité qui se décline au prix du marché. La productivité physique deviendrait donc, comme la valeur travail chère aux marxistes, une notion métaphysique difficile à mesurer mais qui garderait une valeur explicative d’interprétation. Plus concrètement, face à la décision d’investir, l’entrepreneur se pose au moins les trois questions suivantes :
combien me rapporteront les équipements ( machines, services informatiques …) envisagés par rapport à ceux que j’utilise actuellement ?
parmi les différentes solutions proposées sur le marché quelle est celle qui m’apportera les gains de productivité les plus élevés ?
mes concurrents bénéficient-ils d’une productivité meilleure que celle de mon entreprise ?
Ces questions sont posées de manière continue, qu’il s’agisse d’un produit en cours de fabrication ou du lancement d’une nouvelle gamme. Il y a donc deux types d’investissement, ceux dont le seul but est d’effectuer des gains de productivité et ceux qui répondent à une croissance de la demande et pour lesquels l’opportunité de gains de productivités est tout autant fondamentale.
Les gains de productivité potentiels font partie intégrante et de manière continue de la décision d’investir. L’incidence du progrès technique et des nouvelles technologies devrait en conséquence être considéré comme une variable de court terme, une préoccupation au quotidien au même titre que les anticipations de vente ou de niveau de prix. Tout comme les résultats de ventes, les gains de productivité sont également soumis à des objectifs. Par le fait que les gains de productivité sont étroitement liés aux décisions d’investissement, il est normal qu’il n’y ait pas corrélation stricte entre le progrès technique et les gains de productivité. On est ainsi amené à représenter la productivité comme une affaire qui se gère avant tout au présent.
Cette approche veut trancher avec l’analyse traditionnelle qui traite de la productivité, excessivement dans un cadre historique de long terme ou, à l’opposé dans des réflexions de prospective sur le très long terme.
Les études sont illustrées de graphiques d’évolution sur de longues périodes, 20 ; 30, 40 ans. On y découvre que la  productivité augmente régulièrement avec des fluctuations liées aux cycles conjoncturels. Ces fluctuations sont en générale assez faibles parce que les termes des rapports, production et emploi ou production et capital, évoluent de manière pro-cyclique. Mais l’objectif de ces graphiques de long terme est d’expliquer l’accroissement des niveaux de vie sur la base de l’hypothèse que les gains de productivité se concrétisent par des hausses du salaire réel. Malheureusement, les interprétations de ces graphiques nous semblent abusives lorsqu’elles consistent à effectuer des comparaisons de niveaux de productivité de périodes éloignées dans le temps. Ainsi, comparer la durée de production d’une automobile en l’an 2000 à celle des années 50 ne peut se justifier car les différences de caractéristiques et de fonctionnalités des deux automobiles sont telles que l’on ne peut plus vraiment parler de produits comparables. Certes les deux permettent à plusieurs individus de se déplacer sur 4 roues mais il ne viendrait pas à l’idée d’un économiste de comparer la productivité d’une voiture des années 50 à celle d’un fiacre du 19 ième siècle.
Considérons un autre domaine, celui d’une fonction technico–commerciale dans le secteur des hautes technologies. Dans les années 70, l’ingénieur en question rédigeait à la main les documents de propositions commerciales. Ceux ci étaient ensuite tapés à la machine par une secrétaire, corrigés plusieurs fois, puis envoyés par la poste… Trente ans plus tard l’ingénieur qui exerce le même type de fonctions utilise des outils informatiques, messageries et télécoms qui ont multiplié sa productivité par un facteur largement sous estimé par les statistiques du fait de la difficulté de la mesure de tâches qui ont énormément changé dans le détail mais qui d’une manière globale demeure, « de la diffusion d’information ». Pour ce cas, comme pour celui de l’automobile, nous soutenons que la comparaison n’a pas de sens dans une approche économique. L’équipement vendu dans les années 70 est totalement différent de celui de l’an 2000 non seulement pour ce qui concerne ses fonctionnalités mais aussi pour toute l’approche commerciale avant, pendant et après l’acte de vente, en terme d’informations diffusées, de questions client, de problèmes à résoudre…..
On pourrait citer bien d’autres exemples de comparaisons de produits sur des périodes éloignés dans le domaine de l’électroménager ou des services rendus aux entreprises.

                                                                            Le paradoxe de Solow

Cette approche nous renvoie naturellement au paradoxe de la productivité soulevé par le Prix Nobel Robert Solow qui s’étonnait de ne pas voir d’augmentation du chiffre d’affaires par employé dans les banques et les assurances venant d’être informatisées. Il y a eu plusieurs explications à ce mystère : la difficulté de la mesure de la productivité dans les services, le fait que les gains de productivité ne se réalisent qu’après un délai de plusieurs années et enfin les aspects sociologiques et organisationnels selon lesquels on passe par une valorisation de la qualité de l’information au détriment de sa quantité, mais il faudrait alors aussi considérer le fait que dans le temps on compare des offres différentes, ce qui est le cas dans les banques et les assurances dont les services se sont accrus en terme de complexité et d’adaptations aux besoins de la clientèle. Plus généralement les comparaisons entre des périodes éloignées sont d’autant plus délicates qu’elles s’appliquent à des économies dont les périmètres géographiques ont été bouleversés.

                                                                           Cette vieille courbe de Philips

Avec la mondialisation et les délocalisations qui l’accompagne les économies actuelles ne fonctionnent plus comme celles d’il y a 30 ans. Prenons l’exemple de la courbe de Philips qui était encore vérifiée dans le début des années 60 avant que les phénomènes d’anticipation de l’inflation ne la remette en cause. Dans sa forme originale, elle montrait à quel point les variations des salaires nominaux étaient expliquée par le niveau de la demande excédentaire sur le marché du travail et donc par celui du chômage. Le fondement sur lequel la loi s’appuyait consistait à dire qu’au fur et à mesure qu’une économie s’approche du plein emploi, les salaires nominaux augmentent car la force des salariés s’accroît dans les négociations.
Cette même force s’affaiblit en période de récession. Il y avait donc une pression continue et plus ou moins forte selon la conjoncture. La mondialisation a complètement changé les données en ce sens qu’on ne peut plus parler d’une force continue car l’influence de l’offre de travail en Chine ou en Inde ne s’exerce qu’à partir du moment où les entrepreneurs occidentaux d’un même secteur envisagent la délocalisation de leurs unités de production. Dans cette optique, la relation salaire réel – productivité doit être remise en cause, et ce, pour deux raisons. D’abord parce que les écarts de coûts salariaux sont dans un tel rapport que la question du niveau de la productivité du travail ne se pose pas et ensuite parce que des gains potentiels de productivité dans ces mêmes unités délocalisés sont minimes en comparaison avec les coûts salariaux reportés au prix de vente du produit sur les marchés européens. Ainsi l’entrepreneur qui constate un gain de 10 % de productivité dans son unité délocalisée ne sera pas pour autant enclin à recruter ou à accepter une hausse du salaire réel pour la simple raison qu’il y a dans les pays en voie de développement offre excédentaire sur le marché du travail. Par ailleurs, les gains de productivité dans les unités délocalisés ne se répercutent pas sur l’économie des pays dans lesquels elles sont installées car pour leur grande majorité, les produits ne sont pas vendus dans leur pays de
fabrication.
Lorsqu’une économie vend l’essentiel de sa production locale dans son propre pays, les gains de productivité sont répercutés sur les prix et donc sur les salaires réels avec les effets de revenus induits. Les mécanismes entre marché du travail et inflation ainsi que les transferts géographiques de productivité reposent alors le problème de la définition du périmètre de nos économies.

                                                                                            Krugman et Sauvy

Revenons à l’incidence de la productivité sur les économies qui délocalisent. La thèse de Krugman explique que les gains de productivité sur les produits que nos économies fabriquent dans les pays à bas salaires dégagent des gains de revenus qui génèrent le développement d’autres secteurs. Ceci se traduit par un mouvement de l’emploi vers d’autres secteurs d’activité, en l’occurrence vers les services dont la part dans le PIB ne cesse d’augmenter depuis 50 ans.

                                                                                                  Sauvy
appelle ce phénomène le  » déversement ». Ce déversement qui se produit depuis plusieurs décennies subit cependant quelques dysfonctionnements : inélasticité de l’offre dans certains secteurs, retard d’adaptations comme dans l’immobilier, rigidité et inadéquation entre l’offre et la demande sur le marché du travail. Dans son principe le déversement vers les services fait l’unanimité mais les tendances récentes que l’on observe dans la réalité peuvent laisser sceptique. Il y a une croyance trop répandue qui affirme un déterminisme de la croissance des services. Certes les résultats des dernières années vont dans ce sens mais des analyses plus fines montrent par exemple que l’externalisation de certaines fonctions des entreprises ( conseil, nettoyage, et maintenant forces de vente ) sont globalement des opérations blanches.

                                                                                Les services boudés

On nous dit que les revenus dégagés grâce aux gains de productivité réalisés sur des produits fabriqués dans des entités délocalisées, se porteront vers des services comme le tourisme, les services d’aides à domicile, les conseils aux entreprises, etc. Pourquoi pas, mais supposons un instant que ces gains de revenus ne se portent plus vers les services produits dans les pays occidentaux mais uniquement vers les produits fabriqués en délocalisé. Concrètement, les Français achèteraient beaucoup plus de téléviseurs, d’appareils photos, de vélos, d’ordinateurs, …., fabriqués en Asie mais bouderaient les services produits en France. Une telle configuration ne serait évidemment pas favorable à l’emploi !
Peut-on pour autant l’exclure totalement ? Il faut alors se poser quelques questions sur la nature des services.

                                                                 De la difficulté à définir les services

Périodiquement, et surtout en période de récession, les discussions qui portent sur l’emploi dans les services resurgissent dans la presse économique. Les raisons en sont bien connues :
-de 1960 à 1994, les services marchands se sont élevés de l’indice 100 à 500, alors que pendant la même période, l’indice de production des industries manufacturières est passé de 100 à 300,
-parallèlement, l’emploi a été multiplié par 2 conduisant à un total de 5 millions de postes d’actifs en 1996,
-dans les années 90, le taux de croissance de l’emploi salarié dans les services marchands s’est accru de 3 % par an en moyenne et seulement 0.4 % pour le reste de L’économie.
De ces constats, que personne ne conteste, à l’idée de réduire le chômage en développant les services, le pas est vite franchi. Pour cette raison il n’est pas inutile de revenir sur les définitions des services.

Leurs définitions soulignent leurs spécificités par rapport à celles des produits. Ainsi, les services,
– sont intangibles et ne peuvent faire l’objet de stock,
– ne sont pas transportables et sont rendus sur le lieu même de leur production ( à l’exception des services
informatisables ),
– ont souvent un périmètre difficile à définir, peuvent faire l’objet de modifications et sont partiellement
sécables.
Ajoutons que pour un grand nombre, ils ont un caractère obligatoire ou quasi obligatoire comme les assurances, les pompes funèbres, l’éducation, les contrôles techniques, les banques, la sécurité. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux entretiennent une forte relation avec le temps comme la réparation de biens, les assurances, les formations, la santé, ce qui a des implications au niveau contractuel. Précisons aussi qu’ils sont consommés tel quel ou intégrés dans un bien tangible. Tels qu’ils sont perçus, les services font souvent l’objet de préjugés. On les associe exagérément à une activité majoritairement humaine, ce qui n’est pas le cas pour les services de location d’équipements. On ignore ou minimise leur coût lorsqu’il s’agit de service financé par l’impôt.
D’autres erreurs de jugement sont faites au niveau global en raison de la proximité entre production et consommation ; Lorsque la réalisation du service implique une présence humaine ou une localisation géographique ( par exemple le tourisme), il y a dispersion géographique des unités qui fait que ce sont souvent des PME qui offrent le service au client final.
Du fait que la croissance des services est globalement supérieure à celles des biens industriels on en conclut un peu rapidement que les PME ont un plus grand pouvoir de création d’emploi que les grandes sociétés.
Si ces quelques définitions générales permettent de mieux comprendre les processus de vente et de production des services elles n’en montrent pas leur immense variété ; Il faut savoir que les nomenclatures de l’INSEE en dénombrent plus de 300. Il peut donc être hasardeux d’émettre des jugements généraux sur l’économie des services.

                                                                              Les questions à se poser

Il faudrait alors se poser quelques questions préalables.

1° Quelle est l’origine fonctionnelle de la demande des services ?

A titre d’exemple on pourrait considérer :

Les besoins primaires : santé, transports urbains, restauration d’entreprise, normes d’habitation, notariat,
assurance,…., c’est à dire tous les services dont il est difficile de se passer dans la vie quotidienne.
Les besoins liés au développement de l’individu : Formations, loisirs, tourisme, télévision…
Les besoins liés au fonctionnement et à l’idéologie du système économique : commerce, banques, conseils aux entreprises, publicité, activités religieuses, syndicale, associatives…

La demande adressée aux services génère-t-elle des créations d’emploi ?

Cette question revient à considérer le niveau de l’intensité capitalistique de l’activité étudiée, et là aussi la diversité est importante. Sont par exemple fortement capitalistiques, les locations de voitures, les manèges forains et parc d’ attractions, et les télécommunications. Le sont peu, la coiffure, les centres d’appels téléphoniques, l’enseignement. Sur 325 activités de service, 25 % ont une forte intensité capitalistique 35 % une intensité moyenne et 40 % une intensité faible et c’est évidemment à ces dernières que pense le politique qui veut favoriser la création d’emplois. Mais il convient aussi de préciser si le développement des services ne découle pas de procédures d’externalisations comme c’est le cas pour le nettoyage en entreprise et, de plus en plus, pour des fonctions traditionnelles comme l’informatique ou les forces de ventes.

Des gains de productivité par investissement en capital sont-ils possible ?

Ou plus précisément, l’état du parc d’équipement en rapport avec le niveau des technologies offertes permet-il des gains de productivité ? On sait que par exemple en France, les investissements visant à substituer du capital au travail sont historiquement favorisés par des charges salariales élevées.

Dans le cadre d’un article de quelques pages on ne pourrait affiner l’analyse. On s’est donc limité à la suggestion de
quelques questions, dans l’objectif de prendre conscience des erreurs de jugements et de recommandations auxquelles on
aboutit lorsque l’on fait référence aux services d’une manière trop générale.

Depuis quelques mois, nos économies retrouvent des perspectives de reprise dans un contexte de moindre incertitude. Il y a toutefois un doute relatif à la qualité de cette reprise. La nouvelle croissance ne génèrerait plus de créations d’emploi. S’agit-il d’un retard du au fait que les employés n’ont pas encore retrouvé leur durée d’activité normale ? Les mécanismes de fonctionnement sont-ils entrain de changer ? Il n’est pas certain que nous ayons bien mesuré les tenants et les aboutissants de la mondialisation. Dans cet article nous avons suggéré plusieurs idées ou recommandations : La nécessité, de revoir la notion de périmètre économique, celles de considérer que la productivité est une affaire qui ne se traite qu’au quotidien et d’avoir du bon sens en se méfiant des comparaisons dans le temps surtout lorsque l’on parle des services.

Bernard biedermann
Conjoncture et décisions
https://www.theoreco.com
Mars 2004

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