Conjoncture et nature des choses

                                                       

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Qu’y a-t-il  dans  la tête d’un économiste    quand il   analyse l’économie d’un pays ou d’une région ? Il  y a d’une part   des chiffres fournis   par les  organismes spécialisés  et  d’autre part un outil théorique  plus ou moins   adapté aux  questions posées. Mais,  explicitement  ou non, consciemment ou non,   l’économiste intègre la ou les  spécificité(s)  de l’économie analysée. Ces spécificités  sont  relatives  à son   niveau  de développement mais aussi aux types de biens et services qu’elle produit.

La question que nous posons dans cette article est de savoir si le type de biens  et services que  produit une économie exerce   de l’influence  à   court   ou à  long terme sur  ses  fluctuations  conjoncturelles  et ses  cycles de croissance.

Convenons dans un premier temps d’appeler  « nature des choses » l’ensemble des fonctions et  caractéristiques d’un bien ou d’un service susceptibles d’accompagner et  d’enrichir   l’analyse économique  globale.  Nous envisagerons une liste  de ces   caractéristiques     mais proposons dans un premier temps de faire un point sur les aspects théoriques.

                                             Les  théories   intègrent-elles la  nature des choses ? 

Par définition et nécessité  les modèles théoriques se doivent  d’être simples et ne peuvent  évidemment pas tenir compte de tous les données et phénomènes. Les théories proposent cependant  des approches   relatives au    type de biens et services.

Les modèles microéconomiques de types néoclassiques  dans   la lignée  du modèle d’équilibre de Walras, comprennent  n  bien qui se divisent en deux sous-ensembles distincts :

Les  biens de consommations demandés par les consommateurs et offerts par les  producteurs et les biens de productions offerts par les consommateurs et demandés par les producteurs. Dans la version qui vise à déterminer les conditions de l’équilibre le capital n’est pas explicité. En revanche la monnaie est  considérée comme le  nième bien,  considéré comme spécifique. Les courbes  d’offre  et de demande  sont fonction  des prix relatifs et résultent de comportements d’optimisation  dans un environnement d’atomicité et de perfection de l’information.

Dans les approches classiques et   macroéconomiques  de type keynésien le  capital  est une variable fondamentale notamment  en raison de l’incertitude  qui  conditionne le processus de décision d’investissement et  agit  en conséquence sur  les fluctuations du revenu global.

Hayek et Mises  établissent  une distinction   entre les biens selon la durée de leur production. Sur cette base, Hayek  explique les crises et les récessions  par le fait  de   décalages entre l’offre et la demande en raison du jeu des prix relatifs et  des profits. « Si les entrepreneurs anticipent une croissance, les banques augmentent leurs crédits aux producteurs et le taux d’intérêt du marché devient inférieur au taux naturel …La baisse du taux du marché favorise la croissance des biens capitaux, c’est-à-dire des méthodes de production longue, sans réduction des dépenses de consommation… » (La  pensée économique contemporaine, Bernard Bernier). On pourrait ainsi  développer cette idée en  établissant une répartition fine  selon le critère des durées de production car  dans les économies modernes, au sein des produits de consommation les méthodes de   production sont loin d’être  homogènes. En revanche, dans la mesure où les  préférences des consommateurs  restent  inchangées, le processus de  redistribution des ressources  d’abord vers  les productions courtes puis vers les productions longues ne dure  pas.

Car  in fine, c’est  aux consommateurs qu’appartient le dernier mot et souvent avec un niveau de finesse que la théorie a du mal à formaliser. Ces aspects ont été mis à jour par Dixit et Stiglitz : « les économies d’échelle posent en effet depuis longtemps un problème embarrassant aux théoriciens. Si les coûts diminuent avec la taille de l’entreprise, alors il faut s’attendre à ce qu’une seule entreprise finisse par approvisionner tout le marché, profitant ainsi des coûts les plus faibles. Or  dans le modèle de Dixit et Stiglitz, cette logique jouant apparemment en faveur de la constitution d’un monopole se trouve contrebalancé par une force opposé : le goût du consommateur pour la diversité. Les gens préfèrent répartir leur possibilité d’achat sur différentes versions d’un même produit. Le  marché est donc fractionné entre entreprises concurrentes, chacune d’elles offrant un produit directement estampillé. » (The economist, Bold Strokes. octobre  2008).

D’autres font  la distinction entre les biens normaux dont la demande augmente lorsque le revenu s’accroît et les biens inférieurs dont la consommation diminue  quand le revenu augmente, comme par exemple les produits alimentaires de faible qualité.

Dans le même ordre d’idée, où les lois du marché semblent  apparemment  contestées, Lucien Karpik propose une répartition du monde marchand en trois catégories de marchandises : les biens et services homogènes, les biens et services différenciés et les biens et services singuliers. Ces derniers, les singularités, se caractérisent par une incertitude radicale ; incertitude stratégique et incertitude sur la qualité. « De la consommation de biens culturels (films, livres, pièces de théâtre…) à l’achat de grand vins, d’œuvres d’art ou d’objet de design, en passant par les prestations de médecins, notaires, avocats, psychanalystes, conseils et autres architectes, Lucien Karpik ouvre la recherche sur la coordination marchande en la confrontant à la diversité et la complexité du réel. »  (Revue de la régulation NU3/4).

Concernant les fluctuations on constate que les ventes d’un même bien par les  producteurs fluctuent plus que celle des grossistes qui elles-mêmes fluctuent plus vite  que celles des détaillants. La question est de savoir ce qui doit être privilégié : l’élasticité du prix ou la nature des biens ? Hicks distinguait les prix de marché flexible (matières premières, produits agricoles) et les prix de marchés rigides (biens manufacturés) ; « Le point crucial étant que sur les marchés à  prix fixes, les prix n’ont pas besoin de s’adapter aux excès d’offre ou de demande ; les variations de la demande étant généralement  absorbées par celles de la production » (La pensée économique moderne, B. Snowdon, H. Vane, P. Wynarczyk).  

Sur le long terme le type  certains  produits  modifient le mode de vie et la structure de la consommation. Rappelons la thèse de Mac Luhan des années 50 qui prévoyait le changement de mode de vie au quotidien  non pas en fonction du message lui-même  mais à cause de son support. La télévision et les télécoms  ont  confirmé à merveille  son approche.

Cette  énumération de théories qui désigne le type  de  biens et services   en tant que variable n’est bien sûr pas exhaustive.  Il faudrait  également évoquer  les méthodes  des « comptables ».  Du  tableau économique  de Quesnay au  tableau d’échange interindustriel  et aux répartitions par secteurs et par branches, grand nombre d’outils ont permis d’affiner des  prévisions et d’établir des recommandations mais  les  justifications de ces outils sont  en grande  partie politiques : accompagnement de migration d’emploi   issu de l’agriculture, politique de soutien industriel, politique de croissance  des exportations par gain de productivité,…

                       

         Suggestions de caractéristiques et fonctions  permettant  de      définir    « la nature des choses » :   

 

                                                     Caractéristiques d’équilibre :

–        valeur de l’élasticité de la demande par rapport au prix

–        type d’ajustement : par les prix ou par les quantités

–        degré de rigidité

–        type de prix : libres, fixés, administrés, négociables  

                                                  Caractéristiques de production et de logistique :

–        Intensité capitalistique

–        temps de production

–        productivité du capital, du travail

–        complexité technologique

–        potentialité des gains technologiques

–        reproductibilité  (œuvres d’art, grands vins, logiciels)

–        possibilités et conditions de stockage

–        proportion de la composante d’immatériel

–        degré de complexité 

                                                    Caractéristiques de consommation :

–        substituabilité

–        complémentarité

–        différentiation  entre  produits similaires–         

                                                  Caractéristiques de marché :

–        degré de concurrence  de l’offre et de la demande

–        type de canal de vente

–        niveau, complexité, utilité et sens  des flux d’informations 

–        marché de clientèle, marché d’enchères

–        Proximité du consommateur final (production, grossiste, détaillant)

–        part de marché à l’instant t

–        environnement culturel, géographique

–        influence  de l’état

–        vitesse de propagation

–        degré de concurrence  de l’offre et de la demande 

                                                      Caractéristique juridique :

–        vente, location

–        produit, service 

                                                     Caractéristiques de  fonctionnalités :

      –      biens de consommation / de production

–         type de besoins adressés

–         possibilité de détournement

     –     chevauchement de besoins adressés 

Essayons  maintenant d’établir  la nécessité d’intégrer la nature des choses dans l’analyse économique.

Dans le cadre d’une formulation théorique et donc simplifiée où les coefficients expriment  les caractéristiques des produits on construit   un modèle où règne l’interdépendance généralisée entre un très grand nombre de produits.

Dans un modèle de type néo-classique , pour chaque bien,  le  coefficient   associé  à la variable  prix  expliquant  son  niveau  de consommation  est censé condenser toutes les caractéristiques du produits en question et notamment le degré de rigidité du prix. On peut aussi  penser  qu’il   doit y avoir une  relation de causalité entre  les  coefficients de biens  différents lorsque par exemple ils sont substituables ou  complémentaires.

Supposons maintenant, hypothèse d’école,  que dans le cadre d’un modèle dans lequel  règne l’imperfection de l’information,  le nombre de produits et services strictement différents diminue régulièrement et tende vers un. On constaterait alors que les phénomènes d’incertitude , de mimétisme, d’asymétrie d’informations et donc de déséquilibres sur les prix  se réduiraient au fur et  à mesure de la diminution du nombre de  produits et services , car la nécessité , les  durées et les coût  de recherche perdraient de  leur importance . On peut également imaginer que les conditions de   production tendraient à s’homégénéiser  pour  les  produits devenant de moins en moins nombreux et que le système tendrait vers plus de stabilité.

Intuitivement on comprend ainsi qu’une économie évolue différemment selon la nature des biens  et  services qu’elle produit, car avec l’augmentation du nombre de produits différents, apparaissent, imperfection de l’information, complexité, incertitude….

Pour autant imaginer une économie qui ne produirait que des biens  et services  de singularité est un exercice plutôt difficile ; on peut néanmoins assimiler une telle situation à une économie qui ne comporterait  que  des monopoles avec les processus de rééquilibre  correspondants notamment lorsque les préférences des consommateurs changent. C’est ce qui se passe  au début 2009 dans la restauration française de haut de gamme,  à telle point que face à la chute de la demande les restaurateurs n’achètent le matin que les aliments dont ils sont  certains  qu’ils seront consommés le jour même. Heureusement il n’y a pas que des crises et un restaurant qui fait, par convention, l’objet d’une bonne réputation dispose d’une plus grande latitude à appliquer un mark-up sur ses prix.  Plus généralement  on comprend bien qu’une  région  touristique peut se permettre des prix plus élevés à qualité de prestation « équivalente ».

Par convention les  prix administrés dans les transports et l’énergie au siècle dernier ont  accordé  au capital investit des profits garantis sans lesquels le développement de ces secteurs n’auraient pas été possible.

Dans le domaine de l’immobilier qui représente évidemment une  part plus importante que la restauration de loisirs la forme juridique est un facteur de fluctuation des revenus. Pour faire simple il y a deux marchés qui répondent au même  besoin de se loger, celui de la location et celui de la vente (précisons bien,  le même besoin car pour beaucoup de ménages il y a, à un moment ou un autre, hésitation entre l’achat ou la location). Les deux marchés ne fluctuent pas avec les mêmes amplitudes ; on a pu le constater en Espagne où l’impact de la crise a été plus fort  à l’encontre des ménages qui dans ce pays sont surtout acheteurs alors qu’en France le taux de locataires est proportionnellement  plus important. Les fluctuations de l’économie d’un pays ou d’une région  sont donc susceptibles d’être liées à la nature des choses qui la caractérise. Autre exemple récent,  celui de l’Islande avec les banques. La Grande-Bretagne, spécialisée dans les services a tout intérêt à ce que le dollar soit sous-évalué.

Il ne faudrait cependant  pas cantonner cette analyse au phénomène de spécialisation par pays résultant plus ou moins des coûts comparatifs.

A ce sujet on pourrait rappeler l’analyse de  Paul Krugmann  qui explique que les gains d’échelle sont liées à des économies externe, c’est-à-dire de quelque  chose qui souvent nécessite une analyse détaillée parce que flou  ou multidimensionnel, comme peuvent l’être des économies externes liées à la géographie, la formation universitaire, la tradition et bien d’autres choses, elles même liées entre elles.

Les noyaux de  consommation 

L’exercice consistant à totaliser toutes  les dépenses  de  produits et services dédiés directement ou indirectement et de manière complémentaire  à un besoin fondamental   est parfois surprenant. Par exemple, ce qui est dépensé dans un pays comme la France  pour  se prémunir des risques et des dangers de tous ordres, atteint un montant   supérieur à la moitié du PIB !  Ce budget comprend  les dépenses, de   défense militaire, de police, de sécurité routière , de secours, de protection contre le chômage et la maladie, de médecine préventive, d’assurances obligatoires , d’assurances complémentaires, de prestations juridiques, de tous les produits de bricolage (alarmes, serrureries), de formations, des options de sécurité des véhicules (air-bag, barres transversales), des services de maintenance et contrôle techniques, des protections pour sportifs, d’hygiène alimentaire et personnel, d’emballages,  de prévisions météorologie, etc.,

Bien entendu certains produits ou prestations répondent en même temps  à plusieurs besoins :   la météo est   consultée aussi bien  par le touriste que par l’agriculteur qui doit moissonner avant les orages. Les statisticiens et spécialistes du marketing connaissent bien les budgets des ménages affectés à l’alimentation, le logement, le transport, l’éducation,  les loisirs,…

La question à se poser en période de crise est de savoir vers quel nouveau noyau de produit l’économie s’orientera.

Notre  après crise  

L’histoire économique nous montre  que la plupart des périodes d’expansion se caractérisaient par  un noyau  de consommation. Au début du 16 ième  siècle  ce sont les tissus, les épices et les matières premières qui tirent le développement économique  en particulier par le biais des moyens de transport. Au siècle suivant se sont les dépenses de guerre  qui s’accompagnent  de la croissance des arsenaux, et donc de métaux comme le cuivre. Puis la machine à vapeur, la navette et les découvertes en chimie prennent le relais. Suivent, le chemin de fer, l’électricité, les travaux de   reconstruction de l’après guerre, l’essor de l’électroménager et de la voiture pendant les trente glorieuses, et enfin, l’informatique et les télécoms …

Mais force est de constater qu’en 2009 il n’y a pas  encore  unanimité  à désigner le futur noyau qui nous fera entrer dans une nouvelle expansion.

Conjoncture et décisions.  

Bernard Biedermann

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                                                                                                                    Novembre 2009 

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