La Chine, Mer et Sarkozy
janvier 2005
Le débat organisé au Sénat, le 22 janvier 05, entre Francis Mer et Guillaume Sarkozy sur le thème de « La
mondialisation à l’épreuve de la Chine » illustre bien la problématique récurrente relative à l’avenir des relations entre la Chine et l’Europe. Il y a deux approches, celle du long terme, plutôt optimiste, portée par Francis Mer et celle des préoccupations quotidiennes de l’homme d’entreprise, argumentée par Guillaume Sarkozy.
L’ancien Ministre des Finances voit dans la Chine un phénomène unique de par le changement de dimension : la Chine, c’est potentiellement un marché de plus de 1.2 milliards de consommateurs et quelles qu’en soient les objections il faut s’en réjouir et souhaiter la réussite de ce développement. Dans le passé, la part de la Chine dans l’économie mondiale a fortement varié : 30 % en 1850, 5% en 1975, 12% en 2004 et on la classe au 3 ième rang en 2020. Francis Mer ne croit pas à la théorie des avantages comparatifs d’Adam Smith car le Chinois trouve tout sur place, mais il oublie de dire qu’une des hypothèses du modèle d’Adam Smith était que l’on traite d’échanges entre pays de tailles comparable ce qui n’est évidemment pas le cas. La période de croissance qui démarre est faite pour durer plusieurs décennies et en France, nous devons prendre conscience des opportunités à prendre et ne pas se battre à coup de réformes fiscales relatives aux délocalisations. Il nous faudra gagner la guerre de l’économie de la connaissance, et ne pas craindre les ingénieurs
chinois car l’espace de la matière grise est illimité. Par ailleurs, Francis Mer se méfie de la thèse de la
spécialisation, mais fait confiance au hasard comme dans l’aéronautique où la réussite de la France a pour origine une poignée d’ingénieurs brillants soutenus par l’état. C’est donc un Francis Mer convaincu, optimiste et plein de certitudes qui parvient à dissiper les inquiétudes.
Guillaume Sarkozy, homme de terrain, producteur de produits textiles, vendeur et stratège soucieux de la rentabilité de ses investissements nous fait part de ses problèmes au quotidien. Ses préoccupations se jouent à court terme : comparaisons des coûts de productions, concurrence, choix du pays de production, Chine ou Tunisie, organisation logistique, délocalisation, licenciement… L’entrepreneur reconnaît avoir du mal à trouver la quadrature du cercle d’autant que la Chine ne respecte pas les règles de l’OMC, pratique le dumping, copie illégalement nos produits et bénéficie d’une conjoncture monétaire favorable. En Europe, nous sommes en effet dans une situation qui n’a pas de sens : « pas de croissance et une monnaie forte ! » Le militant du MEDEF ajoute, que « nos gouvernements ne font pas ce qu’il faut pour demander à la chine de respecter l’OMC », qu’en France on ne réforme toujours pas l’administration des prélèvements et qu’on paie cher les 35 heures à l’origine des délocalisations. Mais Guillaume Sarkozy ne baisse les bras. Il engage son activité vers l’ innovation créative, le développement d’un marché segmenté, customisé comme par exemple, des chemises faites en sur mesure.
On le comprend, l’ancien ministre prophète et le patron dynamique n’ont pas la même approche, ils s’opposent, mais ils ont raison tous les deux.
Le débat a permis de clarifier bien des idées, mais il nous semble utile d’aller plus loin et de suggérer d’autres
réflexions. Lors de son dernier voyage en Chine, Jacques Chirac a pu être perçu comme l’élément moteur et dynamique de l’action commerciale des entreprises qui l’accompagnaient. Dans les relations qu’entretient un chef d’état avec les entrepreneurs de son pays on devrait normalement s’attendre à ce que le Président félicite les acteurs des contrats qui viennent d’être signés et que le travail de prospection ait été fait en amont. Malheureusement ce travail de prospection et de communication marketing a été négligé. La presse n’a pas caché qu’à l’exception des vins et des parfums, la France ne projetait vers les consommateurs chinois qu’une image bien légère. Les spécialistes de marketing savent bien que la construction d’une image n’est pas une mince affaire et demande beaucoup de temps. Les Japonais, en ont fait l’expérience avec l’automobile. Réciproquement, il n’est pas sûr que l’image que nous avons des consommateurs et des travailleurs chinois
colle à la réalité. Il y a aura donc dialogues entre deux images encore en cours de constitution, c’est à dire un
véritable spectacle au sens de Debord. Mais en attendant l’image forte, il faudra se rappeler cette histoire, digne de l’Almanach Vermot ; Au début du siècle dernier, deux prospecteurs marchands de chaussures reviennent d’Afrique. L’américain enthousiaste rapporte : qu’« il y a un marché immense car tout le monde marche nu pied » mais le français affirme qu’ << ils marchent tous pieds nus et qu’il n’y a donc aucune affaire en perspective >> Dans certaines régions plus pauvres du continent africain les artisans ont eu cette bonne idée de fabriquer des chaussures à partir de pneus récupérés . Cette anecdote et l’invention des chaussures à partir des pneus devrait nous faire prendre conscience de l’importance d’un travail de marketing préalable. Il ne suffira
pas de se contenter d’attendre la consommation de centaines de millions de consommateurs chinois. Il faudra s’adapter à leurs besoins et comme le dit Guillaume Sarkozy, customiser nos produits et nos services, sans négliger l’aspect distribution qui lui aussi est spécifique.
Alors nous vendrons des produits et services pour lesquels nous sommes bons, et ceux qui intègrent de la valeur ajoutée, de la méthode, du savoir faire et de l’expérience, c’est à dire des offres plutôt élaborées, pour lesquels le retard de temps sera difficile à rattraper par les ingénieurs chinois, non pas parce qu’ils sont moins bons que les nôtres mais parce qu’ils ne sont pas passés par toute une suite de passages obligés. Du côté des produits de grande consommation il y aura des opportunités à prendre sur le marché des produits de la ville, de la jeunesse urbaine, de la modernité, c’est à dire pour tout ce qui concerne le mode de vie, la mode vestimentaires, alimentaires, culturels, d’habitat d’intérieur…C’est surtout pour ces produits que le rôle de l’image est fondamental mais il ne faudra pas se contenter de dire que le rock chinois n’est pas à la hauteur des groupes anglais pour vendre des CD par millions.
Les chocs continus
Il y aura donc des gagnants et des perdants mais il est encore trop tôt pour dire quels en seront les régions ou les secteurs. Il faut néanmoins se tourner vers la théorie des cycles économiques réels. La rencontre de systèmes économiques impacte l’offre et la demande globales au même titre que les chocs technologiques ou pétroliers. En termes d’équilibre, cela se traduit par la coexistence de sous emploi de ressources dans certains secteurs et de hausses des prix dans certains autres ; schématiquement, du chômage dans le textile et un champagne hors de prix. Il faut donc s’attendre à des poches d’ (in)activité géographique ou sectorielle. Les économistes ont largement étudié ces déséquilibres et proposé les politiques structurelles visant à atténuer les effets de ces chocs sur les cycles conjoncturels. Ainsi, une plus grande souplesse sur le marché du travail, et des investissements de productivité permettant au système économique de retrouver l’équilibre de
manière plus souple et plus rapide. Sur ce point là tout le monde est à peu près d’accord. En revanche, on oublie d’ envisager que la Chine n’est peut-être que le premier choc d’une série qui comprendra l’Inde, le Maghreb, le Brésil, L’ Afrique…Il faudrait alors reconsidérer les choses et notamment l’esprit de la politique économique car aujourd’hui, pour nombres d’économistes le chômage se traite encore comme une maladie temporaire qui disparaîtrait lorsque les marchés, « seront plus flexibles, l’état moins pesant, les investissements mieux orientés, etc , etc >> Soit, mais ces mêmes économistes ne pourront nier, que des chocs successifs sur plus d’un demi siècle ne permettront pas d’atteindre en Europe, le plein emploi même si toutes les conditions précitées sont respectées. Cette part de chômage continue devra donc faire l’objet d’une politique fondée sur le principe de sa continuité, c’est à dire comportant tous les programmes de formation, recyclage, aides au déménagement qui aujourd’hui ne font l’objet que de plans provisoires.
Risques et incertitudes
Comme le recommande Jean Arthuis, la rencontre des économies européennes et chinoise doit « nous inciter à réformer notre appareil d’état et nos législations,, d’ailleurs, la commission des finances du sénat conduit une réflexion de fond sur l’exposition aux risques de délocalisations notamment pour les services ». Mais les risques sont aussi liés à la situation globale de la chine. On entend régulièrement parler de révoltes de paysans, les conditions sont précaires, la répression s’exerce au quotidien.
Il y a un flux immense, continu et incontrôlé de travailleurs attirés par les villes. De toutes les campagnes, on peut
voir à la télévision le développement et les lumières des villes. La question est alors de savoir si ce flux correspond à un équilibre sur le marché de l’emploi. Ce qui se passe en Chine ne ressemble pas complètement à ce que nous appelions l’ exode rural dans les années 50/60. En Europe, la migration de la campagne vers l’industrie s’était effectuée par l’ intermédiaire du marché du travail ; La plupart du temps, le candidat quittant la ferme familiale avait une idée, de ce qu’il allait faire dans l’industrie, plus précise que le Chinois qui aujourd’hui suit le mouvement vers les villes. Certes, en Europe, l’offre de travail a souvent été supérieure à la demande et il y a eu des poussées de chômage mais en Chine, le réservoir de main d’œuvre serait quasi inépuisable, en tout cas pour les 20 prochaines années. Cette situation permettra-t- elle de maintenir un rapport des coûts salariaux Etats-Unis /Chine de 1 à 20 ? Sur les côtes on constate déjà une progression des salaires créant des inégalités par rapport aux revenus pratiqués à l’intérieur du pays. Même si pour les économistes, ce qui se passe en Chine est conforme au scénario classique de développement économique, il demeure une incertitude relative à la situation sociale d’autant plus forte que l’administration préfectorale n’est pas organisée pour
gérer ces mouvements migratoires et que le pouvoir central risque d’être dépassé par la rapidité des phénomènes.
Au niveau des entreprises, certains regrettent qu’elles soient dirigées par des patrons ingénieurs, ce qui est une bonne chose pour tous ce qui concerne la production mais risque d’être une faiblesse pour les fonctions de marketing, de finance, de gestion du personnel, d’organisation de la logistique et des transports.
Mais les risques monétaires sont peut-être ceux qui généreront le plus d’incertitudes. Avec la Chine, le Japon, les Etats-Unis et l’Europe on est sur un marché de quatre monnaies, et donc de quatre politiques monétaires ou les décisions de l’un des quatre blocs généra une réaction des trois autres. C’est un marché de type oligopolistique dont le fonctionnement connaîtra des variations fortes même si les objectifs de chacune des Banques Centrales est la stabilité des taux.
Bernard Biedermann
Conjoncture et Décisions
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