De la relation Investissement-prix en économie d’innovation
Avant de montrer l’importance de la relation Investissement-prix il convient de positionner la procédure de formation des prix dans le cycle de vie du produit :
• En amont, avant le lancement du produit (ou du service), l’entrepreneur calcule le prix du nouveau produit sur la
base d’une construction des coûts anticipés, c’est à dire, en intégrant les frais de personnels, les amortissements du capital, les consommations intermédiaires, les frais généraux, etc. et un taux de marge sur lequel nous auront l’occasion de revenir. Le prix en question est donc un prix déterminé de manière volontaire par l’entrepreneur. N’ayant pas encore fait l’objet d’une confrontation sur le marché, le prix et les quantités vendues sont des valeurs anticipées.
• Dans un deuxième temps, une fois le produit lancé, le marché enclenche progressivement son processus de
régulation, soit par des modifications du prix ( approche de Walras), soit par une adaptation du niveau des quantités ( approche de Marshall), soit par les deux ( approche de Keynes ). Les valeurs des premiers ajustements mesurent la perspicacité avec laquelle l’entrepreneur aura évalué le prix de son nouveau produit puis les ajustements à la hausse ou à la baisse se feront en fonction des valeurs des demandes excédentaires relatives. Dans son étude de 1958 ( voir ci-dessous), Lanzillotti constate que les profits anticipés sont en général inférieurs aux profits réalisés. Il faut bien entendu tenir compte de la conjoncture de l’époque qui s’inscrivait dans un contexte de croissance favorable et de faible incertitude. Mais il y a aussi le fait que les modifications de prix ( annuelles dans le cadre de l’étude de Lanzillotti) de la période de marché sont réalisées sous la coupe de la relation profits anticipé- profits réalisés, dans un véritable contexte de maximisation du profit.
Le passage du prix anticipé au prix de marché ne doit pas être considéré comme une frontière étroite et binaire. Il faut concevoir l’évolution du prix dans le temps. Ainsi, tout prix, à un moment donné, résulte de la détermination faite par l’entrepreneur ainsi que des forces de rééquilibre du marché. La question est alors de rechercher les origines de cette continuité. On oppose souvent les deux approches de formations de prix par les contextes théoriques des démonstrations.
Qu’il s’agisse de la théorie de l’équilibre général, de la question de la répartition des revenus ou de l’inflation, on
s’appuie sur l’une ou l’autre des deux approches.
Les hypothèses liées à l’innovation
L’objet de cet article est d’analyser ce qui se passe, à la première fixation du prix, pendant la phase de marché, et d’en tirer les conclusions au niveau global. Il convient alors de se limiter aux variables et hypothèses essentielles en tant qu’elles peuvent constituer la base d’un modèle macroéconomique.
Nous suggérons un modèle représentant nos économies innovantes en se fondant sur l’hypothèse selon laquelle les entrepreneurs ont désormais des comportements conformes aux techniques de marketing et de finances que l’on enseigne dans les business-school, depuis maintenant plus d’un demi-siècle ! Nous maintenons qu’il n’est plus possible aujourd’hui, d’ élaborer un modèle macroéconomique sur la simple hypothèse de « maximisation du profit »alors que la quasi-totalité des entreprises consacre une part importante de leurs ressources à l’élaboration sophistiquée de stratégies commerciales.Les hypothèses et les données sont les suivantes :
1) Quelle que soit la branche, les produits concernés sont principalement des produits d’innovation dont les prix ont été établis avant leur lancement. Un produit d’innovation se définit par rapport à ses caractéristiques et
fonctionnalités. Il peut s’agir d’un nouveau plat cuisiné, d’un nouveau modèle d’automobile ou d’un service de
télécommunication destiné aux réseaux d’entreprises.
2) De par leurs fonctionnalités, telles qu’elles sont perçues par les acheteurs, les produits sont en situation de
monopole, au moment de leur lancement,
3) Les entreprises concurrentes introduisent progressivement des produits aux fonctionnalités similaires. On passe progressivement d’une situation de monopole à une situation d’oligopole.
4) Un des produits concurrents (a priori le premier lancé) joue le rôle de produit leader.
5) Le prix des produits concurrents s’établissent par convention à un niveau voisin de celui du leader,
6) Les prix du produit leader (et donc ceux des concurrents) bénéficient de rigidité à la baisse. Cette rigidité s’
appuie entre autres sur les effets secondaires du comportement d’Objectif de Taux de Marge ( résultant de l’attitude de l’entrepreneur face à l’incertitude et le cas échéant à la situation financière actuelle ou anticipée de l’entreprise).Les entrepreneurs ont conscience de la rigidité des prix.
7) Tout au long de la vie des produits les activités de mise à jour de catalogue tiennent comptent des Objectifs de Taux de Marge qui avaient été fixés dans le cadre des business plans. Cette tâche de tentative de maintient des prix aux niveaux préalablement planifiés, entretient la rigidité des prix tant que le comportement de convention des concurrents perdure.
Ce que nous voulons mettre en valeur, c’est la coexistence temporelle des deux déterminants des niveaux des prix ; la première issue des business plans qui s’estompe avec le temps, la seconde, l’influence du marché, qui s’accroît avec le temps en fonction de la pression de la concurrence ; En quelque sorte cette dernière prend progressivement le relais. Pour donner une image de cette transformation, il y a, un prix « chromosomique », à la création puis il subit, le long de la vie du produit, une influence croissante du « milieu ».
Procédures de fixation des prix
Revenons à la genèse des prix. Le processus de création et de lancement d’un produit innovant n’est pas une simple formalité. Etudes de marchés, études techniques, études financières, sont des passages obligés avant l’annonce du produit, avec le document clé que constitue le business plan. La variable particulièrement travaillée est celle du prix. Autant l’ estimation des coûts est une tâche « relativement » facile, autant celle des prix des ventes futurs est délicate et la nouveauté liée à l’innovation entretien l’incertitude qui incite l’entrepreneur à appliquer un taux de marge. Il y a donc une forte relation entre le prix du produit et les ressources nécessaires à sa production au moment du business plan mais aussi, tout au long de la vie du produit.
La procédure de formation des prix n’est pas unique. Dans les modèles macroéconomiques de type keynésien plusieurs principes de prix administrés peuvent être retenus. On en distingue généralement trois ( voir : Marc Lavoie, L’économie postkeynésienne, La Découverte )
1) Le principe du mark up par lequel l’entrepreneur ajoute au coût unitaire direct une marge bénéficiaire sensée
couvrir les frais généraux et le profit. Cette méthode simple retenue dans la théorie de Kalecki est toujours appliquée particulièrement dans des activités où les caractéristiques du produit, le niveau de la demande, le degré de concurrence et les conditions de production demeurent stables dans le temps. Il y a toutefois des exceptions comme par exemple les taux de mark up appliqués à des prix en différentes devises dans le but de protéger l’entreprise contre les variations de change des monnaies faibles.
2) Plus sophistiquée et plus généralisée, la méthode du coût de revient normal est fondée sur la totalité des coûts pour un niveau normal ou standard de production. « Celui-ci, n’est pas le niveau de production anticipé de la période, mais bien un niveau de production conventionnel, fixé selon les habitudes de l’entreprise et les normes de l’industrie ou d’une association de fabricants » ( Marc Lavoie, l’Economie post keynésienne).
3) La méthode du taux de rendement cible, mise en évidence par Lanzillotti (Pricing Objectives in Large Companies , The American Economic Review, vol 48 nu 5) , est telle que l’entreprise fixe un taux de rendement cible sur son capital quand les ventes égalent exactement la production au taux d’utilisation normal de la capacité.
Dans son article, que nous recommandons vivement à nos lecteurs, Lanzillotti présente les résultats d’une étude portant sur les objectifs du pricing réalisée auprès de 200 grandes entreprises américaines ; Les quatre objectifs du pricing les plus importants sont : a)la réalisation du retour sur investissement b) la stabilisation du prix et de la marge, c)l’atteinte d’ une certaine part de marché d) la lutte contre la concurrence. La réalisation du retour sur investissement est l’objectif considéré comme le plus déterminant sur le long terme.
Innovation, Objectif de Taux de Marge et rigidité des prix
Il faut tout d’abord insister sur le fait que l’entrepreneur doit avoir la possibilité d’être un price maker et non pas un
price taker. L’hypothèse de marge déterminée ne peut être retenue que dans le cadre de prix rigides et /ou si les
comportements de convention de prix en marché oligopolistiques sont activés. Le niveau d’incertitude et la situation financière de l’entreprise au moment de la confection du business plan sont les raisons essentielles du comportement d’ Objectif de Taux de Marge. On peut faire l’objection qu’une situation financière dégradée résulte de mauvaises décisions préalablement prises elles aussi en situation d’incertitude ; ceci permettrait de se cantonner à la seule hypothèse qu’est l’incertitude. Mais ce serait se privé d’une explication plus riche. Une situation financière dégradé est une nouvelle contrainte pour plusieurs variables et notamment pour les conditions de financement des investissements. Ces dernières décennies, on a souvent constaté des flux d’investissement essentiellement justifiés par des objectifs de réduction de coûts.
Concernant l’incertitude, il semble qu’elle touche plus les petites entreprises ou les petites unités qui justement ont pour vocation de lancer de nouveaux produits. Victoria Chick nous rappelle que « Keynes a compris ce qu’il pouvait tirer de la théorie générale et ce qu’il devait laisser de côté. Il n’acceptait pas l’idée que le prix du marché puisse constituer un repère pour les petites entreprises- dans la mesure où elles opéraient toujours dans un environnement incertain ».
Le comportement d’Objectif de Taux de Marge génère un processus qui entretien la rigidité des prix. Dans l’entreprise, les services de marketing chargés de mettre à jour les catalogues, doivent assumer pour chaque période les objectifs financiers préalablement fixés dans le business plan. Bien entendu apparaissent des tensions entre le prix souhaité et les prix effectivement conclus après remises ou réductions. Avec le temps, en tenant compte du niveau de la demande et des stratégies mises en œuvre par la concurrence, l’entreprise assume les mécanismes du marché. Elle passe progressivement d’une
configuration de price-maker à une configuration de price-taker. Se pose alors la question du rythme de passage d’une configuration à l’autre, Lanzillotti constate une certaine souplesse d’adaptation de la part des entrepreneurs : « It is not surprising that new products above all are singled out for target-return pricing.Since they have no close rivals, new products are usually expected to produce a predetermined level of profit return on the investissement represented. No rigid length of time after the intoduction of the product was mentioned in wich the target is supposed to be achieved .However, the time horizon is more short range vis-à-vis established products in the sense that the target payout is delineated from the start . Accordingly, pricing may the form of skimming the market by exploiting the inelasticity of demand in different markets ( maintaining a selected price as long as actual or potentieal competition permits), or a penetration price policy designed to develop mass markets via relatively low prices , provided a rapid expansion of the market and higher returns may be obtained later .This approach is most typical of du Pont , Union Carbide, Alcoa …. » ( Pricing Objectives in Large Company , The American Economic Review, vol 48) . Mais l’explication de la progressivité de l’évolution vers le prix de marché repose sur la rigidité des prix sur laquelle se fonde sur l’Objectif de Taux de Marge qui lui-même contribue à
entretenir la rigidité des prix.
Il nous semble que dans la réalité, l’influence de l’Objectif de taux de marge sur le degré de rigidité des prix par le processus d’Objectif de Taux de Marge est plus forte que celle des procédures de mise à jour de catalogues ou du rôle que joue l’imperfection de l’information. Les mises à jour de catalogues ne font souvent qu’entériner un niveau de prix facturé qui est rendu inférieur pas le jeu des remises et rabais. Pour ce qui concerne l’imperfection de l’information, il faut être plus nuancé car les entrepreneurs qui lancent un nouveau produit hésitent entre la divulgation de messages susceptible de créer la demande et l’obligation de ne pas dévoiler à la concurrence des informations sur les projets en cours.
Au niveau global
A tout instant le vecteur des prix se compose de prix d’ages différents correspondant à un parc de produits de degré d’innovation variable. Ceci a des implications importantes au niveau conjoncturel car le rythme des innovations fluctue lui aussi en fonction du progrès technologique et de la phase du cycle dans laquelle se trouve l’économie. Il y a alors une diversité des taux de profits selon l’ancienneté de l’innovation des produits. Par ailleurs l’Objectif de Taux de Marge, lorsqu’il est élevé, se traduit par un niveau d’investissement bridé. Ce mécanisme résulte d’un processus de filtrage des projets d’investissement dont les effets au niveau macroéconomique sont à notre avis largement sous estimés. Un ordre de grandeur selon lequel 10 % des projets d’investissement (FBCF) réellement rentables mais ne passant pas le filtre de
l’Objectif de Taux Marge ne seraient pas retenus correspondrait à près de 1 point du PIB ! Ce qui n’est pas négligeable pour le niveau de l’emploi. On aboutit donc au paradoxe selon lequel l’innovation qui se développe en période d’ incertitude et qui est sensée être un facteur de croissance, n’arrive pas à produire les effets escomptés. Il y a heureusement une conjoncture de l’incertitude avec périodes fastes , comme pendant la bulle Internet, mais dans cette période, le moins que l’on puisse dire, est que les Objectifs de Taux de Marge étaient plutôt faibles ; les choses ont bien changé depuis.
La relation investissement-prix modifie le périmètre de l’Efficacité Marginale du Capital en prolongeant dans les temps l’influence de la demande effective d’investissement sur le niveau générale des prix, ce qui n’est pas explicite dans la Théorie Générale parce que Keynes voulait privilégier la relation entre niveau d’investissement et le taux d’intérêt, à unmoment donné, et dans le court terme.
Conclusion
Le modèle d’Objectif de Taux de Marge va bien au-delà du modèle de Lanzillotti car il construit une nouvelle relation entre le niveau de flux d’investissement et le niveau général des prix. Il se fonde sur des comportements cohérents avec le pouvoir de l’incertitude et intègre les processus de formation des prix dans le temps. Il contribue à l’explication de la croissance molle et réconcilie court terme et long terme par l’influence continue des prix préalablement anticipés sur les mécanismes issus du marché. Il se traduit également par une revalorisation du rôle de l’offre globale et de ses effets induits alors que les interprétations de la fonction d’investissement de la Théorie Générale privilégient la demande.
Bernard Biedermann
Conjoncture et décisions
https://www.theoreco.com
Novembre 2004