Thierry Breton, le virtuel et les miracles

                                   Thierry Breton, le virtuel et les miracles
A l’occasion du prix du meilleur économiste décerné en mai 2005, avec la participation du journal Le Monde, dans le but d’ expliquer sa vision de l’économie virtuelle, Thierry Breton a raconté cette histoire :

Il y a quelques années, dans une boutique Dior de New York, Thierry Breton s’entretien avec le célèbre couturier. On est en fin d’après midi lorsqu’une dame élégante pénètre dans la boutique. Ne trouvant pas de vendeur elle s’adresse à Monsieur Dior et lui dit son souhait d’acheter un chapeau. Dior se présente puis se dirige dans l’arrière boutique. Il en revient les mains vides. La cliente explique alors qu’elle est invitée à une soirée de milliardaires et qu’elle ne peut vraiment pas s’y présenter sans chapeau. Le couturier lui propose alors une solution de rechange. Avec un bout de tissus, quelques épingles et beaucoup d’adresse il lui fait alors une coiffe qui lui convient tout à fait. La dame se regarde dans la glace et se trouve parfaite ; elle pourra annoncer à ses amies que c’est Dior lui-même qui l’a coiffée. Toute ravie elle demande à Dior combien elle lui doit ; il annonce 1000 dollars. Bien que fréquentant des milliardaires notre cliente ne dispose pas d’une telle somme et dit au couturier qu’elle ne peut payer. « Qu’à cela ne tienne » répond le couturier en commençant à défaire le
turban aussi méticuleusement qu’il l’avait fabriqué. Puis il range le bout de tissus et les aiguilles dans une boîte, la tend à la cliente et dit « cadeau ! ». Celle-ci ne voit pas que sur le tissu est mentionné « Made in China ».

Cette histoire nous rappelle à tous des évênements similaires, économiquement extraordinaires. Comme par miracle, à partir de pratiquement rien Dior a fabriqué puis détruit, en quelques minutes, quelque chose d’une très grande valeur ajoutée. Peut on pour autant parler d’économie virtuelle ?

                                                         Virtuel et actuel, réel et possible

Depuis plus d’une décennie, le terme « virtuel » fait florès. Il est appliqué à tort ou à raison aux produits et concepts de la nouvelle économie et des NTIC. La définition courante de virtuel désigne quelque chose n’ayant pas d’existence actuelle, c’est-à-dire d’intangible. Une chose virtuelle existe dans l’imagination et peut être actualisée. Potentiellement elle peut passer d’un état virtuel à un état actuel. Le virtuel s’oppose donc à l’actuel et non pas au réel qui lui s’oppose au possible. Ainsi, « le virtuel se distingue du possible dans ce qu’il n’est pas déterminé et, par conséquent, imprévisible, répondant à une multiplicité de paramètres. Le virtuel n’est pas irréel dans la mesure ou le réel ne se résume pas à ce qui est concret ou matériel, il est partie prenante du réel ». Dans le langage courant on utilise aussi le mot virtuel pour qualifier ce qui est potentiel, c’est-à-dire ce qui possède les paramètres d’une réalisation future ; ainsi la graine est virtuellement une plante, elle est destinée à devenir autre chose.
On peut alors faire l’hypothèse que le chapeau de Dior ait eu une existence virtuelle préalable, mais l’importance de la valeur ajoutée, s’explique économiquement d’une manière tout à fait classique ; quelques minutes de coup de main de Dior ont une valeur inestimable et donc un coût élevé. Notons que l’histoire ne dit pas comment la cliente aurait pu prouver que le chapeau avait bien été fabriqué par Dior ; mais c’est là une affaire de communication entre femmes. Beaucoup d’autres biens voient leur valeur gonflée parce qu’ils sont vendus ici plutôt que là, ou par X plutôt que par Y. Le prix d’un manteau acheté dans une boutique chic de Chamonix se justifie dans la mesure où la cliente pourra raconter qu’elle l’a « déniché à Cham ».

                                                     Virtuel, sciences et techniques

Le terme virtuel est surtout utilisé dans les domaines des sciences et des techniques.Il y a par exemple le mode d’animation virtuelle par simulation où l’on substitue à l’objet physique réel une représentation animée sur écran. Avec ce type de simulation interactive, on se place comme dans une situation expérimentale.
On peut ainsi simuler et « voir » des phénomènes que l’on ne pourrait observer de manière expérimentale comme par exemple des mouvements d’électrons ou « les effets de la pression sur un réfrigérant entraînant un changement d’état (de liquide à gazeux) qui lui-même entraîne un changement de température… On a mesuré les variables pression et température à différents points dans un réfrigérateur et construit une animation iconique en temps réel… »( Pierre Nonnon, Montreal). Il y a ici deux cas de représentation virtuelle, l’une est fondée sur des hypothèses théoriques et l’autre sur des sources puisées dans le réel, mais aucune des deux ne peux faire l’objet d’une actualisation au sens défini plus haut. En optique on appelle image virtuelle, l’image d’un objet que l’on peut voir à travers une lentille convergente, placée devant l’œil, et qui se situe spatialement, du même côté de la lentille que l’objet réel mais plus loin. Notons que l’image virtuelle est plus grande que l’objet réel. Dans ce cas, l’image virtuelle résulte d’une transformation de dimension et se localise en un lieu qui ne coïncide pas avec celui de l’objet réel. En informatique , le terme de machine virtuelle désigne le fait que l’ on utilise des langages, proches de l’utilisateur et plus abstrait ; « On croit que chaque instruction est directement exécutée telle qu’elle est transmise , alors qu’elle se décompose en une séquence d’instructions toutes différentes du
langages machine…Les machines sont dites des machines virtuelles, en ce qu’elles font illusion ou, des machines abstraites , car elles masquent le fonctionnement exact des machines réelles ».(Michel Serre ) Dans le cas des télécommunications , la technologie des réseaux maillés et réseaux privés virtuels a permis de remplacer la traditionnelle Liaison Louée par un circuit virtuel commuté dont le chemin ( lieu géographique des commutateurs ) est différents pour des communications différentes . Là aussi on peut dire « tout se passe comme si » car l’utilisateur ne perçoit pas de différence entre la LL et le circuit virtuel.
En résumé, l’utilisation du mot virtuel convient à des processus aussi variés que l’imagination, la simulation, la
transformation de forme , la transformation d’essence , la projection, l’abstraction et l’illusion. Alors on comprend
mieux que la littérature, la science fiction et le business des jeux numériques se soient emparés de ce mot très tendance.
A propos de l’impact des NTIC sur la société au quotidien, sur l’économie, les marchés , la productivité, la
mondialisation, etc, tout a été dit , et le terme d’économie virtuelle a souvent été employé à tort par généralisation
abusive de ses acceptions techniques et scientifiques. On a ainsi parlé d’économie virtuelle à propos des phénomènes boursiers de la bulle Internet et de la dématérialisation des facteurs de production. Avec le recul, les analyses et les jugements sont bien rentrés dans le droit chemin. Il n’en reste pas moins que l’information est devenue un secteur d’ activité au même titre que l’industrie et les services, avec ses spécificités de production et de consommation.

                           EMC , la demande effective et les prophéties auto-réalisatrices

Dans le domaine de l’analyse économique, on peut cependant parler de virtuel à propos du concept d’efficacité marginale du capital et du principe de la demande effective keynésiens. Rappelons à ce sujet que « effective demand » a été traduit par « demande effective » alors que la signification voulu par Keynes est « demande efficace », efficace en tant qu’elle a un impact sur le niveau de l’emploi ; et de ce point de vue on peut parler de virtuel car les anticipations sont (totalement ou partiellement ) actualisées. Nous pourrions aussi qualifier de virtuelles les périodes de marchés qui précèdent les prophéties auto-réalisatrices, car là aussi il y a un impact réel (sur le prix) ayant pour origine le fruit d’ une construction de l’imaginaire. Dans le domaine boursier, les représentations collectives relèvent d’une transformation et d’une simulation.

                                                         L’immensité du savoir

Mais revenons à des considérations plus concrètes. Ce que l’on appelle désormais l’économie de la connaissance ou du savoir se matérialise par une immensité d’informations stockées sur une immensité de serveurs. Pour une foi, nos élites ont commencé à mesurer l’importance de la chose. Pour donner un ordre de grandeur, toute la documentation technique, commerciale, opérationnelle,…, relative à un téléphone portable qui lui ne pèse que quelques grammes représente un livre de plus de 600 pages. Sachant que le numérique pénètre de manière irréversible pratiquement tous les objets actuels et futurs et leurs processus de fabrication on peut imaginer la croissance future des bases de données et, la numérisation des ouvrages de la bibliothèque François Miterrand ne constituera qu’une goutte d’eau dans l’immensité des cyber-serveurs.
Notre environnement d’objets a donc une contrepartie numérique stockée.
L’immensité des informations et la rapidité de leur accessibilité ne relève plus seulement d’une simple substitution capital/travail ; avec la meilleure volonté du monde on ne plus concevoir que des milliers de bibliothécaires remplacent le travail des processeurs. La mise en relation de fichiers par les moteurs de recherche constitue également une tache impossible à réaliser sans machine et depuis près de 20 ans l’Internet est l’outil de recherche par excellence. L’immensité de l’information accessible en quelques fractions de seconde apparaît « difficile, inaccoutumée, et dépasse l’attente et le pouvoir du spectateur qui s’étonne » ( Saint Augustin, De utilitate crecendi ). Mais les NTIC ne se sont pas limitées à la recherche et à la connaissance ; elles ont permis le développement de tous les produits et services que nous consommons au quotidien. Tous les jours sortent de nouveaux produits ou gadgets qui semblent « violer les lois mathématiques, divines, immuables, éternelles… » (Voltaire). Parmi les derniers en date, les tissus chauds en hiver et frais
en été. Plus classique, le correcteur de fautes d’orthographes, le GPS, l’opération chirurgicale à distance, ou celle qui permet à la femme de rajeunir de 20 ans ; Ou encore la reproduction et la diffusion par millions d’une œuvre musicale, à un coût réduit voire nul.

Jésus Christ,  Guy Debord et la société du miracle

Mais de quoi parle-t-on ? Qui d’autre a réalisé de tels actes ? Jésus Christ, bien sûr. Il a multiplié des pains,
transformé l’eau en vin, guéri en quelques secondes … La question que nous posons aujourd’hui est de savoir si nous ne sommes pas entrés dans la société du miracle. Dans les années d’après guerre les objets convoités s’appelaient réfrigérateurs, machine à laver, voitures. Ces machines qui ont apporté un gain de confort indéniable représentaient dans l’imaginaire des consommateurs une évolution de quelque chose de connu et concevable. Le garde-manger et le bloc de glace sous terre, la lessive à la main et le chariot. Une décennie plus tard, Guy Debord qualifiait l’époque de « Société du spectacle ». Il jugeait irréel et donc comparable à un spectacle le rapport entre les besoins de l’homme et tout le système de production
mis en œuvre pour satisfaire ces besoins inculqués. « Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directes de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. ». Debord montrait aussi que la domination de la marchandise s’accompagnait d’une baisse tendancielle de la valeur d’usage mais il n’avait pas prévu que quatre décennies plus tard les objets proposés allaient répondre à des besoins que les consommateurs ne pourraient concevoir parce que relevant du miracle. Qu’il se rassure, dans sa tombe, on s’habituera aux miracles comme à tout le reste et son analyse retombera sur ses pieds.

Bernard
Biedermann
Conjoncture et Décisions
https://theoreco.com
Août 05.

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