Dérives du capitalisme financier, incertitude et économie réelle

 

   Dérives du capitalisme financier, incertitude et économie réelle

 

Cet article suggère une réaction nuancée à l’analyse des phénomènes de la bulle internet exposée dans « Dérives du capitalisme financier »  de Michel Aglietta et Antoine Rebérioux ( Albin Michel). Il  traite  des relations qu’entretiennent  le monde de la finance et celui l’économie réelle dans un contexte d’incertitude. Le thème abordé dans ces quelques lignes  ne couvre qu’une partie d’un   ensemble plus vaste  que les auteurs abordent de manière complète, riche instructive  avec notamment  des propositions visant à  développer la démocratie dans l’entreprise. ( les phrases entre « » sont issues du livre)

         L’entreprise des années 90 et  son environnement financier

Ces deux dernières décennies, on assiste à une montée en puissance de la financiarisation de nos économies   qui se traduit par un transfert de pouvoir et de contrôle des gestionnaires vers les actionnaires. Ces derniers  imposent aux  dirigeants leurs exigences en matière de rentabilité. Les gestionnaires deviennent alors  les obligés des actionnaires. Cette nouvelle structure  se traduit   par le fait que les salariés supportent une part plus importante des risques et par une logique boursière poussant les acteurs à un certain court-termiste. De plus  les indicateurs de richesse conduisent   à exiger pour chaque entreprise une rentabilité supérieure à celle du marché. Cette contradiction est entretenue par les espoirs de gains des actionnaires et les rémunérations des dirigeants sous forme de stock options. Concernant le profit, contrairement à la firme entrepreneuriale, la firme managériale ne permet pas d’établir des critères de maximisation car les fonctions d’entrepreneur, de gestionnaire, de capitaliste et de travailleur sont éclatées. L’entreprise managériale doit donc être dotée d’un pouvoir politique soumis aux influences des intérêts liés à l’entreprise  par des contrats  incomplets.

La stratégie d’endettement est-elle aussi soumise à l’idéologie de la nouvelle économie qui exige les fameux 15% de rentabilité. Les entreprises sont alors conduites à jouer sur l’effet de levier,  ce que les banques acceptent tant que le niveau des pertes anticipées ne dépassent  pas une valeur déterminée par un modèle d’équations comprenant, la probabilité de perte, le rendement du capital et le taux d’intérêt. Ce dernier joue un rôle crucial dans la détermination de la structure d’endettement. La baisse des  taux dans la seconde moitié des années 1990  a largement été responsable de l’engouement spéculatif qui a emporté la croissance de l’investissement. Par ailleurs,  le risque d’une OPA ou la volonté d’être un prédateur, incite  les dirigeants à vouloir maîtriser le cours de l’action en jouant sur la distribution des dividendes et sur le taux d’endettement tout en recherchant l’équilibre optimal entre les contraintes des banques et celles des actionnaires.

Grâce aux immenses progrès du traitement des données, les banques ont élargi leurs capacités de détermination des prix et des risques. Ceci s’est traduit par un transfert des risques vers un ensemble d’investisseurs financiers institutionnels,  en utilisant des nouveaux mécanismes fondés sur des Titres Gagés sur Actifs ou d’Obligations de Dettes Collatéralités ou sur  contrat d’assurance. En conséquence ces nouvelles techniques n’incitent plus les banques à évaluer correctement les risques des débiteurs.

L’évaluation des actifs dans un marché efficient qui estimerait  la valeur de l’entreprise sans biais, présuppose une information complète ( prix passés, ordres passés, volumes,… ). Mais, comme l’information est coûteuse, les agents ne vont la rechercher que s’ils sont sûrs d’en tirer un profit.  Le prix du marché ne contient donc pas d’information pertinente. Il s’ensuit le phénomène de convention, fondée sur l’hypothèse auto référentielle selon laquelle l’opinion de chacun sur l’opinion de tous converge vers une évaluation commune. Les interprétations subjectives incertaines conduisent à une plus grande sensibilité à l’opinion d’autrui, le mimétisme devient alors une force du marché et la spéculation est alors possible.

Mais les variables qui influencent  la  valeur fondamentale d’une action sont entachées d’incertitudes. Incertitudes sur les évolutions des profits futurs, sur les taux de distribution des dividendes  et sur les fluctuations du taux d’actualisation résultant en partie des primes de risque-action  elles même influencées par la probabilité de défaut des entreprises. Il se trouve que les anticipations  faites par les analystes financiers surestiment en général   les profits européens  de  20 à 30 % car ils ne tiennent pas compte des changement du rythme de la conjoncture. Ce sont toutefois surtout les variations du taux d’actualisation qui provoquent des mouvements extrêmes car les chocs sur l’anticipation des taux d’intérêt dépendent de l’opinion du marché sur l’orientation de la politique monétaire  qui conditionne le régime de crédit.

Cet environnement financier et le manque de contrôles efficaces ont  permis un glissement  vers ce que les auteurs intitulent l’ère Enron. Les manipulations, tricheries comptables et autres défaillances des audits, conduisent Michel Aglietta et Antoine Rebérioux à proposer une réforme de la gouvernance d’entreprise fondée sur plus de contrôles dans le but, « d’un côté d’introduire la démocratie au coeur de l’entreprise pour y élaborer un intérêt collectif et en contrôler la mise en œuvre ; de l’autre de se doter des moyens de réguler la finance par la supervision de l’ensemble des industries financières et  par une réforme des critères d’investissement de l’épargne collective ». Il s’agit donc de réformes  louables mais  délicates à implémenter dans un contexte de mondialisation.

                                            Finance versus économie réelle

 

Ce qui nous a frappé dans les analyses des « Dérives du capitalisme financier » c’est l’importance   accordée au monde de la finance par rapport à celui de l’économie réelle. A priori, ceci ne devrait pas être étonnant car  il s’agit  d’une œuvre de finance qui justement décrit des phénomènes de mimétismes et auto-référentiels, par définition  dé-correllés des phénomènes réels. A  plusieurs reprises les auteurs rappellent le poids de l’incertitude dans les processus de décisions d’investissement ; ce qui est tout à fait normal lorsqu’il s’agit d’innovation ; l’entrepreneur n’ayant pas d’historique lui permettant d’établir des prévisions fiables comme pour un produit ancien.

Nous suggérons  au contraire que les  périodes de la bulle Internet et de celle qui précède se caractérisaient par une conjoncture baignant dans la certitude, au  moins dans la partie réelle de l’économie. Ceci conduit  à un  paradoxe, celui  d’une  certitude du réel dissociée d’une incertitude dans la finance.

Lorsque l’incertitude gagne l’état d’esprit des investisseurs on assiste à deux phénomènes. D’abord un comportement d’hésitations qui se traduit par plus de temps passé à la réflexion et par le  report de la décision d’investir ou de ne pas investir et  par un  filtrage des projets d’investissement par le critère d’un Objectif de Taux de Marge sur des profits anticipés qui  sont difficilement probabilisables.

Le terrain technologique d’Internet ne date pas d’hier ; Le protocole de communication TCP/IP date de la fin des années 70 et très rapidement les  universités et le  Département de La Défense US l’ont adopté, le réseau Arpanet est né à cette époque. Depuis le milieu des années 70, le marché de l’informatique  se développe  rapidement et surtout régulièrement sans relation avec les cycles de conjoncture. Puis l’ordinateur personnel et domestique  est apparu avec des perspectives continues de baisse de prix, ce qui s’est réellement passé. A partir des années 90  nous découvrons tous les jours de nouvelles applications fondées sur les  technologies numériques. Toutes ces tendances  stables, continues  et historiques  ont été  autant d’éléments qui ont contribué  à  l’état de certitude dans lequel se trouvaient les investisseurs de la nouvelle économie des années 90. Ceux  qui  lançaient des  start-up ne doutaient  à aucun moment  de la taille des  marchés potentiel qu’ils voulaient conquérir. On peut toutefois nuancer cette affirmation  car ce business émergent se caractérisait  aussi par  la nécessité de prendre des décisions très rapidement. Pour reprendre un slogan d’un directeur d’un des trois premiers constructeurs informatiques,  il fallait faire comme le chasseur de lapin, « tirer d’abord et viser ensuite, et si la cible est ratée,  tirer à nouveau et ainsi de suite, jusqu’à ce que la cible soit atteinte ». Ceci voulait dire que le lancement de produit à cette époque devait parfois se faire sans étude de marché préalable,  c’est à dire sans avoir une idée du marché car quelques mois d’études de marché risquait de compromettre l’objectif d’être le leader. Certes on peut objecter que l’absence d’étude de marché devrait être comprise comme une information imparfaite, en générale considérée comme cause d’incertitude. Il n’en reste pas moins que tout le monde était convaincu  que le marché était « immense ». Il n’y avait donc pas  à proprement parler  incertitude  car  on était certain d’atteindre les objectifs des business plans. Par ailleurs, les Objectifs de Taux de Marge des start-up, et de nombre de produits lancés par des firmes importantes n’étaient pas très élevés. Ce qui corrobore notre hypothèse relative à la certitude.   Les OTM  le sont devenus par la suite au fur et à mesure d’une meilleure connaissance des limites du marché.      Tout cela est cohérent, mais les financiers de banques qui sont censés  apprécier le risque des investissements n’ont pas su ou pas pu faire preuve d’efficacité. Avec le  recul on peut dire qu’ils ont été les victimes d’une vaste  communication commerciale spontanée qui a très bien fonctionné  dans  un domaine qu’ils ne maîtrisaient  pas vraiment. Alors, les phénomènes de foule, de mimétisme, de promesses de gains exagérées, d’engouements  euphoriques se sont déclenchés  en entraînant le surinvestissement  que l’on sait.

            L’incertitude génère des déséquilibres, l’excès de certitude aussi

Dans les Dérives du capitalisme financier, l’influence de l’incertitude apparaît dans plusieurs propositions d’analyse. La question fondamentale est de savoir comment l’interaction des anticipations intègre l’incertitude de l’innovation.

Au moment de l’acceptation des crédits, les banques sont soumises à « l’incertitude générale du cycle économique et à l’incertitude propre des l’entreprises auxquelles elles prêtent ; elles n’ont qu’une information imparfaite sur les facteurs de risques ».  

Sur le marche boursier, l’incertitude relative aux profits futurs aboutit à l’interdépendance des anticipations. L’incorporation dans le prix de l’information, dont la recherche nécessite du temps et a donc un coût,  passe par une interprétation subjective. L’intersubjectivité s’accroît avec la diversité des opinions et les agents doutent de leurs interprétations. La notion de moyenne perd de sa valeur et le mimétisme devient une force prépondérante. Tout le monde recherche une même opinion auto-référente qui peut se traduire par de l’instabilité.  Mais l’incertitude s’applique aussi aux fluctuations des taux d’actualisation et aux probabilités de défaut des entreprises. «  Il est donc essentiel de comprendre que l’incertitude des marches et la méconnaissance des profils de risque  des investisseurs entraînent des profils de risque des investisseurs la très grande incomplétude du contrat de délégation. Pour la surmonter dans la mesure du possible, ces contrats sont marqués par la performance relative à court terme par rapport à des références. C’est la norme de la fonction de gestion déléguée ».

L’existence de l’incertitude dans la banque et  à la bourse ne peut être considérée comme une révélation en soi. Tout au plus peut on dire qu’elle était plus forte pour les entreprises de la nouvelle économie que pour les secteurs traditionnels et l’explication de la bulle Internet nourri par  l’incertitude sur la prévisions des profits futurs et amplifiée par l’effet de levier  devrait  être nuancée. Nous penchons plutôt pour l’explication médiatique  et sociologique selon laquelle tout le monde était prêt à croire à des promesses de profits immenses,  à posteriori insoutenables et  «  il est vrai que les banques d’affaires, les analystes, les conseillers, la presse financière y ont mis du leur pour mystifier les épargnants ». On pourrait ajouter que ces acteurs se sont  eux même mystifiés   en suivant, sans aucun esprit critique,  l’engouement en vigueur dans l’économie réelle.  Du côté de l’économie réelle, celle des  responsables de lancement de nouveau business ou de start-up la certitude et  la confiance  étaient de mise. Dans le monde de la finance, on a adopté ces comportements de certitude,  convaincus par les arguments  vendeurs  de ceux qui lançaient des projets et sous la pression de la nécessité de prendre une décision très rapidement. Au moment de la bulle Internet, rares étaient   les sceptiques pouvant  jouer le rôle de Casssandre ; nous évoquons Cassandre, la prophétesse grecque, à ne pas confondre avec le  cassandre, «  personnage de la comédie italienne, vieillard, berné  par son entourage » ( Larousse). Les cassandres n’ont donc pas écouté Cassandre condamnée par Apollon à prophétiser avec justesse sans être crue.

A propos de la prochaine bulle potentielle, s’agira-t-il de la  biotechnologie  ou de  l’effet de la croissance en Chine ? Quand cela va-t-il  arriver  ? La bonne question à se poser sera  alors de savoir si le chat échaudé craint  l’eau froide ou au contraire s’il a perdu la mémoire. Dans les deux cas les économistes auront du grain à moudre, heureusement d’ailleurs.

Bernard Biedermann

Conjoncture et décisions

https://www.theoreco.com

Janvier 05.

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