Cet article propose de montrer que la plupart des théories de l’entreprise peuvent être positionnée dans une typologie comportant deux axes. Un premier axe qui mesure le degré de certitude, de la rationalité pure à l’incertitude complète et celui des décisions qui va de l’optimisation interne de l’entreprise à l’intention de maîtriser le marché.
L’origine de l’incertitude est ici prise dans son sens le plus complet comprenant :
– Les perturbations de l’environnement,
– L’opportunisme, l’incertitude des comportements,
– Les changements des préférences des consommateurs,
– La complexité et la singularité des situations,
– La complexité et la nouveauté de la situation (techniques, innovations …)
Nous passons en revue quelques théories de l’entreprise vues sous l’angle de ces différents points de vue et proposons une typologie. Les théories de l’entreprise envisagées regroupe aussi bien les théories constituant les fondements des modèles économiques globaux que les techniques de gestion dans leur aspects essentiels.
L’entreprise « néo-classique »
Dans l’entreprise « néo-classique » qui constitue le socle des théories de l’équilibre économique globale, l’entrepreneur a pour objectif l’optimisation du profit en organisant au mieux les ressources du capital et du travail. L’entreprise opère dans un environnement de concurrence parfaite avec comme hypothèses, la perfection et la gratuité de l’information et ce qui en découle : le fait que les prix soient imposés par le marché. L’entrepreneur agit avec ce que l’on appelle une rationalité complète dans un environnement certain. Le temps n’existe donc pas. L’activité de l’entrepreneur se résume alors à un calcul d’optimisation concernant les niveaux de production et de ressources ; l’entrepreneur étant un price taker on peut donc dire que son activité est plutôt centrée vers l’intérieur de son entreprise en se focalisant sur la connaissance et la gestion de ses coûts. Il doit bien entendu être informée de l’élasticité de la demande de son produit mais il ne peut la modifier.
Pour sortir de l’hypothèse de certitude et de perfection de l’information, on a alors introduit le calcul des probabilités en relation avec le niveau de goût du risque de l’entrepreneur. Il est fait l’hypothèse que les probabilités sont mesurables sans erreurs ce qui implique que l’on ne peut pas vraiment parler d’incertitude. Il en est de même pour ce qui concerne l’introduction du temps qui n’est en fait qu’une suite de maximisation de variables sur des périodes réparties dans le temps.
Nous classons donc la théorie de l’entreprise néoclassique dans la zone rationalité et certitude.
La théorie des contrats incomplets
Par rapport à la vision néo-classique, la théorie des contrats incomplets revêt un caractère pragmatique. Elle part du constat qu’un contrat ne peut prévoir ni le contenu, ni la date, ni la probabilité de réalisation de tous les évènements qui auront un impact économique. L’importance des informations qui seraient nécessaire est telle que l’on se contente de contrats définis dans un cadre général ; on ne rentre pas dans le détail de tout ce qui pourrait arriver. Avec bon sens, le contrat assume l’incertitude dans laquelle les co-contractants doivent respecter leurs devoirs et obligations. Dans cette incertitude il n’y a de place que pour une rationalité limitée ( O. E. Williamson) avec des risques de comportement d’opportunisme, ruses, tricheries qui apparaissent dans une activité ayant été définie dans un contexte d’asymétrie d’informations. L’entreprise réagit à ces risques par des politiques adaptées , comme par exemple la mise en concurrence des fournisseurs , le management de proximité pour conforter la confiance et la loyauté entre employés et directions , ou des procédures de sanctions , de rupture de contrats, etc. . L’entreprise « en interne », ainsi que ces relations avec l’extérieur sont donc impliqués dans cette lutte juridique contre les risques imprévisibles. Ces tâches ont évidemment un coût interne qui pèse dans les processus de décisions.
Nous suggérons de positionner la théorie des contrats incomplets dans une zone d’incertitude moyenne, à cheval entre les activités internes et les relations extérieures.
Les théories du comportement
Comme on vient de le voir, le contrat n’exclut pas l’émergence du caractère et du comportement des collaborateurs. Dans la théorie du comportement, H.A. Simon distingue la rationalité substantielle de la rationalité procédurale. Les deux approches s’appliquent aussi bien aux décisions individuelles qu’à celles qui concernent l’environnement de l’entreprise.
La rationalité substantielle est utilisée dans les processus de décisions ne contenant pas de facteurs d’incertitude. Mais en situation d’incertitude, le décideur utilise des procédures de décisions qu’il « invente » dans la mesure de ses capacités et des informations dont il dispose, c’est-à-dire qu’il aura recherchées. Dans ces conditions de rationalité procédurale, il y a donc d’autant plus de possibilités de scénarios de décisions que la complexité de l’environnement entretient la perception d’incertitude. Cette perception est personnelle car elle donne au décideur le sentiment de pouvoir choisir et lui confère une motivation professionnelle parfois centrée sur sa réussite professionnelle au mépris des objectifs fondamentaux de l’entreprise. La personnalisation des décisions est une des raisons de la nécessité de l’organisation hiérarchique visant la convergence des objectifs individuels par des politiques de management intégrant la réduction de l’incertitude interne et externe.
La conception organisationnelle
Il s’agit ici d’une conception et moins d’une théorie car les écrits sont surtout des recommandations. Les réflexions sur la structure organisationnelle portent sur les circuits de décisions en relation avec leurs objectifs.
Pour Fayol, un employé ou une entité ne doit recevoir d’ordre que d’une seule hiérarchie ; il y a une structure hiérarchique linéaire. Au fur et à mesure qu’elle se développe, l’entreprise fait face à la complexité en créant six fonctions de bases organisées sur le même modèle hiérarchique linéaire. Ces fonctions sont : technique, commerciale, financière, administrative et comptable.
La conception de Fayol , aujourd’hui bien démodée, repose sur la nécessité d’une information parfaite car l’organisation linéaire ne contribue pas à une bonne réactivité face à l’incertitude extérieure.
La conception organisationnelle se classe donc dans les théories d’entreprise fondée sur la certitude et l’organisation interne.
Les structures, fonctionnelle, staff and line et multi-divisionnelles
Lorsque l’environnement devient complexe et incertain, l’organisation de l’activité recommandée par Fayol s’avère inefficace car les employés ne sont formés que pour un nombre de tâches simples et limitées alors que le changement du marché requiert de leur part un niveau de compétence et de réactivité supérieure. La structure fonctionnelle tente de compenser cet inconvénient en établissant des liens horizontaux entre les lignes hiérarchiques verticales. La structure fonctionnelle est également une vision de l’entreprise essentiellement centrée vers l’intérieur. L’entreprise subit alors des coûts internes supplémentaires causés par des échanges d’informations et d’ordres contradictoires.
L’organisation « staff and line » fait la synthèse des recommandations de Fayol et de Taylor. Le « staff » définit essentiellement des activités de services, conseils, support, études, destinés aux départements. Mais dans un contexte de croissance, les départements connaissent des difficultés à atteindre les objectifs globaux de l’entreprise du fait qu’ils n’intègrent pas les ressources nécessaires aux tâches recommandées par le staff. La rationalité interne est perdante. Par son activité de conseil, la structure « staff and line » est naturellement plus ouverte vers l’environnement incertain mais n’en assume pas les implications internes. Pour cette raison, les grandes entreprises actuelles fonctionnent selon une organisation qui séparent clairement l’opérationnelles des décisions de stratégie. C’est la structure multi-divisionnelle ; La direction générale délègue la gestion et le contrôle des ressources interne à la direction opérationnelle et, en s’appuyant sur une direction stratégique, elle accorde à l’environnement toute l’importance que lui confère la complexité , le changement , l’innovation et l’incertitude.
Le management à la japonaise
Dans ses recommandations, Aoki, privilégie la coordination horizontale au dépend de la structure verticale. Le fonctionnement repose sur un système d’incitation des employés dont le niveau de compétence est élevé. L’activité de contrôle n’est évidemment pas exclue, bien au contraire, elle est en partie transférée auprès des actionnaires et des banques. Le principe de base consiste en une grande rapidité d’adaptabilité au marché ; implicitement l’entreprise japonaise fait donc l’hypothèse que l’on ne peut anticiper les évolutions du marché. La solution face à l’incertitude est la souplesse de réaction des entités les plus concernées par la production avec parfois l’inconvénient d’un manque de productivité.
La pyramide inversée et la méthode du chasseur de lapin
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une théorie ou d’une recommandation de gestion mais d’un comportement extrêmement volontariste. On a pu le constater à l’occasion des lancements de nouveaux produits informatiques comme les stations de travail dans les années 80. Le comportement consiste à attaquer un nouveau marché à la manière du chasseur de lapin. Sans perdre de temps à viser, il tire d’abord dans la direction du lapin ; en cas d’échec il retire à plusieurs reprises tout en ajustant son tir « en temps réel ». Autrement dit il tire d’abord et vise ensuite. Ce comportement se justifie par les hypothèses suivantes :
– l’entrepreneur est certain qu’il y a un marché important mais il ne sait pas qui sont les acheteurs potentiels et quels prix ils sont prêts à payer, ni quand,
– il a du mal à mesurer le marché,
– la concurrence est importante et prête,
– l’entrepreneur ne perdra pas de temps à essayer de le mesurer le marché (pas d’investissement dans des études de marché, pas de marketing)
– la stratégie commerciale fonctionne en temps réel sur la base des retours des informations commerciales,
En résume il y a certitude sur l’existence d’un marché, incertitude relative aux clients potentiels, et nécessités d’attaquer le marché très vite sans perdre de temps.
L’approche systémique
L’objectif premier de la méthode systémique est de « traiter » la complexité. L’entreprise est présentée comme un ensemble de flux agissant entre des blocs de réactions. Le but est de contrôler et de maîtriser l’évolution dans le temps. Le système est ouvert sur son environnement qu’il ne contrôle qu’en partie (un objectif commercial est une intention de contrôle). L’hypothèse fondamentale est que les fonctions sont linéaires ; ceci ne permet qu’un suivi quantitatif de l’évolution de l’entreprise et limite les aspects stratégiques. L’incertitude liée aux changements des préférences des consommateurs est ainsi escamotée mais l’apport de la méthode systémique est considérable pour une gestion optimisée et complexe.
L’entreprise Keynésienne
Le chef d’entreprise décrit par Keynes baigne dans l’incertitude et son comportement découle de cette situation. Il a l’œil rivé sur l’avenir et laisse en second plan les calculs de minimisation des coûts. Le principe de la demande effective et le concept d’efficacité marginal du capital intègrent bien entendu le calcul des coûts mais il n’y a pas « l’obsession » de la maximisation du profit. Voir en fin de document des extraits du livre « Les patrons sont-ils des mous ?….. »
Transfert de fonction du marché vers l’entreprise
Dans les théories que nous venons d’évoquer, l’incertitude fait plus ou moins partie intégrante des processus de décision. Au-delà du calcul économique de base, des aspects contractuels, des structures d’organisation et des esprits animaux, il convient de prendre conscience que, dans les processus de décisions en environnement incertain, les enjeux exercent des tensions au sein de l’entreprise. A l’incertitude au quotidien, s’ajoutent les influences de la mémoire de l’entreprise qui rappelle aux décideurs « que dans des circonstances identiques, on s’était déjà trompé….. ».
Dans ces conditions, il y a interprétations divergentes relatives aux données d’analyses ; ceci se traduit par des propositions de nature différentes. Il y a évidemment, entre les décideurs, équipes de directions fonctionnelles et opérationnelles, des discussions argumentées entre tenants de visions et de scénario opposés. S’exercent alors des forces opposées qui consomment beaucoup de temps et des coûts loin d’être négligeables. Dans la durée on peut assimiler ces forces à une activité de production d’énergie. Dans la mesure où le marché aurait du , en toute rigueur, être en charge de cette activité visant à réduite l’incertitude, on peut dire qu’il y a transfert de cette activité vers l’entreprise. On passe ainsi d’une granulométrie de décision atomisée à une granulométrie plus épaisse constituée par les centres de décisions des entreprises. L’incertitude n’est plus dans le marché, elle est absorbée et assumée par l’entreprise, c’est-à-dire par un nombre réduit de décideurs. On comprend alors qu’apparaissent des phénomènes de mimétisme notamment pour ce qui concerne l’investissement.
– Axe des perceptions : de la rationalité pure à l’hypothèse de certitude
– Axe des décisions : de l’optimisation interne à la volonté de maîtriser le marché
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Extraits de « Les patrons sont-ils des mous ? Question posée à J.-M. Keynes »
Bernard Biedermann
Le Publieur http://www.lepublieur.com
….. En période de rupture, les chefs d’entreprise ont eux aussi tendance à vouloir intégrer le passé récent avec d’autant plus de précipitations que l’incertitude gagne l’ensemble des milieux économique. La difficulté croissante à associer une probabilité à un événement ou un scénario conduit alors les dirigeants à modifier leur manière de travailler, et peu à peu s’opère une scission entre le processus de réflexion et celui de la décision.
Ces deux sphères peuvent bien entendu être regroupées dans l’activité d’une seule personne, l’artisan individuel, ou constituer le périmètre d’actions de différentes entités qui composent l’entreprise, directions, départements, services… Ce qui est important dans cette façon de voir les choses, plutôt que d’imaginer des boîtes noires, c’est de bien identifier que les objectifs ne sont pas les mêmes : schématiquement, il y a, comme on le disait autrefois, « la connaissance », puis « l’action », c’est-à-dire deux logiques différentes. Mais les deux sphères échangent de manière d’autant plus forte et rigoureuse que s’installe l’incertitude. Dans la sphère de la
connaissance on est dans un processus de recherche, d’analyse, de veille technologique ou économique, qui se concrétise par des constructions de scénarios ; puis, dès que le doute apparaît, le processus s’oriente vers une suractivité. À la limite on rencontre, des consultants d’entreprise qui tentent d’évaluer les risques d’événement
exceptionnellement rares ! Nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard à propos de la gestion du risque. Si ces recherches sont théoriquement justifiées et répondent à des besoins, comme dans les assurances, elles nous semblent néanmoins être souvent à la limite du bon sens. On peut bien sûr essayer de calculer la probabilité qu’un incendie détruise le site informatique d’une grande banque dans les X prochaines décennies en se basant sur le passé ; on pourrait aussi dans cette logique réfléchir à la probabilité que des milliards d’insectes fous attaquent les automobilistes et bloquent toute l’activité économique d’une région d’Europe pendant plusieurs jours ! Après tout, la tempête de décembre 1999 était, aux dires des météorologues, inconcevable en Europe, d’ailleurs les appareils n’avaient pas été conçus pour mesurer les vitesses atteintes par le vent !
Il ne s’agit pas de s’arrêter aux faiblesses des méthodes de choix d’investissement, qui sont d’une grande utilité : elles structurent l’avenir, par le fait qu’on envisage les cas limites et qu’on invente des scénarios à partir desquels on pourra établir des stratégies plus souples et plus rapides à mettre en place. Elles exercent en outre une influence rassurante à l’égard de ceux qui ont la charge de prendre la décision finale. Mais la réflexion n’a pas réussi à diluer l’incertitude qui enrobe la décision finale, bien au contraire. En réalité, qu’il s’agisse d’une petite entreprise familiale ou d’une grande entreprise, le passage de la réflexion à la décision d’investir ne se fait pas automatiquement. On passe par une période de négociations, de jeux, de pressions en tous sens avec ce que cela comporte de contraintes diverses, temps, marges, recrutements, consultations, etc. Les acteurs de cette véritable scène de théâtre appartiennent à toutes les directions de l’entreprise: marketing, techniques, vente, finance, et il faut compter avec l’impatience des entreprises qui proposent les services et biens d’équipements. Il est alors évident que les enjeux financiers, humains, collectifs et individuels, génèrent des
rapports de forces opposées, voire de conflits. C’est donc dans un contexte parfois difficile que le ou les décideurs doivent prendre des décisions importantes, à caractère irréversible et qui engagent la société dans sa globalité. Le tableau dépeint des situations plutôt négatives, de rupture, d’incertitude, d’impossibilité d’établir des prévisions. Nous soutenons néanmoins que ce que nous venons de décrire est d’importance: qu’il s’agisse du comportement de l’entrepreneur ou du fonctionnement de l’entreprise, tout cela se retrouve au niveau global de l’économie…
……
Poursuivons l’analyse de la décision d’investir. Elle est trop souvent décrite comme une réflexion de calculs froids alors qu’elle est en grande partie la résultante des forces du monde des affaires. Pressions exercées par les forces de vente offrant les nouveaux équipements, argumentations internes provenant de départements soucieux de « lancer rapidement leurs nouveaux produits » et, à l’opposé, toutes les recommandations et contraintes émanant des services financiers, eux-mêmes particulièrement surveillés par les actionnaires. Il se déroule alors un véritable parcours dans lequel les décideurs empruntent des comportements qui s’éloignent souvent de «La» méthode rationnelle et efficace ; hésitations, excès d’études préalables ou au contraire attitude rigide, volontariste, voire décision précipitée. C’est dans ce contexte que le management élabore des plans d’actions ambitieux (politiques commerciales, stratégie de communication, campagne de motivation interne…) qui se traduisent dans les faits par des objectifs de chiffre d’affaires, des cadencements de résultats, et aussi par des objectifs de marge par produit, par zones géographiques, par entité commerciale, par affaires… avec à la clé des rémunérations commerciales au prorata du chiffre d’affaires et du taux de marge, mode de rémunération qui tend à se généraliser à toutes les branches de l’économie. Il y a donc un comportement volontaire qui tire ses racines du projet d’investissement et qui s’applique jusque dans l’action et le suivi commercial. Le «business plan» prend alors toute sa valeur. L’incertitude est un jugement porté sur la relativité des anticipations rationnelles et du calcul des probabilités qui peuvent se tromper puisque l’imprévu peut toujours survenir. A priori, l’incertitude ne conduit guère à la décision et exprime un malaise que la plupart des économistes ont cherché à nier. » Nous soulignons avec force cette dernière affirmation qui rejoint directement nos préoccupations et pourrions la compléter en suggérant que le bon père de famille qui pratique les anticipations rationnelles se replie sur celles-ci dès que l’incertitude apparaît. Cette réaction naturelle est de bon sens, nous pensons que les entrepreneurs le sont aussi…
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Sur l’indétermination de l’avenir qui a dû décourager plus d’un chercheur en économie, rappelons ce que disait Keynes à propos de l’incertitude : « Le sens que je donne à ce terme est celui qu’il prend lorsque l’on juge incertain la perspective d’une guerre européenne, le niveau du prix du cuivre ou du taux d’intérêt dans vingt ans, la date d’obsolescence d’une invention récente ou la place des classes possédantes dans la société des années soixante-dix. Il n’existe pour toutes ces questions aucun fondement scientifique sur lequel construire le moindre calcul probabiliste. Tout simplement : nous ne savons pas. » Mais pour ce qui concerne les marchés, et si l’information pouvait être considérée comme l’antidote de l’incertitude, il ne serait pas certain que l’on tendrait plus vite vers l’équilibre et le plein emploi si tous les agents économiques disposaient d’une très bonne connaissance de leur environnement, car le jeu des stratégies et la diminution des perspectives de profit auraient alors un effet contraire. On peut aussi ajouter que l’incertitude est ce sentiment diffus qui reste lorsque l’on a essayé de la lever, qui s’applique à des événements futurs indéfinissables, non mesurables, impossibles à dater, souhaités ou craints, et que l’on voudrait connaître aujourd’hui pour une décision qui engage l’avenir. L’incertitude évolue en permanence, peut disparaître ou s’amplifier, peut être parfois explicable ou justifiée et fait partie de la vie économique, comme n’importe quelle autre variable d’environnement. L’incertitude est difficile à mesurer, ce qui est particulièrement gênant, car elle agit directement sur les taux d’intérêt, du fait qu’en période d’incertitude le poids du présent par rapport à l’avenir se trouve renforcé. De plus, il connaissait et fréquentait le monde des affaires mais sur ce point, soixante ans après la parution de la Théorie Générale, il est légitime de penser que de l’entrepreneur décrit par Keynes ne se dégage pas tout à fait la même image que celle du patron de l’an 2000. Face aux événements qu’ils anticipent plus ou moins bien, les patrons de la Théorie Générale nous semblent plutôt passifs ; les patrons décrits par Keynes sont-ils alors des mous ? Bien sûr ils réagissent et prennent des décisions, mais le style littéraire dans lequel celles-ci sont décrites donne l’impression d’une réflexion au sein d’un club de gentlemen dans une ambiance feutrée et sereine.
Nous ne voudrions pas ici évoquer les conflits de lutte de classe del’époque, d’autres s’en sont chargés, mais rappeler aux lecteurs de la Théorie Générale que le monde des affaires de ce début de troisième millénaire n’est pas fait pour les garçons en culottes courtes. Dans le domaine qui nous intéresse dans ces quelques chapitres,
celui de la décision de l’investissement, il convient de rappeler que de celles-ci s’accompagnent d’âpres négociations, souvent longues, avec tout ce que cela implique au niveau des fonctions personnelles des entreprises : restructuration, réorganisation, délocalisation, création de direction, embauche, licenciements, réorientation de carrières, etc., de quoi occuper et stresser des managers ambitieux, aux reins solides et aux dents longues. Tout cela, sans compter les coutumes illégales et autres pressions à la limite de la morale élémentaire et du savoir-vivre. Il faut aussi savoir que depuis assez longtemps, la grande majorité des entreprises, particulièrement dans les secteurs des biens, services et équipements destinés aux entreprises, fonctionnent sous le principe d’une organisation commerciale de plus en plus puissante avec des rémunérations directement liées aux objectifs de profit. Et il y a bien évidemment dans ces structures commerciales une culture de la réussite et du management. Ambiance, langage, comportements, etc., ressemblent à s’y méprendre à ceux d’un état major de guerre (bataille pour la prise de part de marché, agressivité…). L’approche par objectif, qui est une réalité des directions commerciales depuis longtemps, se généralise aux autres directions de l’entreprise (objectif de qualité, de stock, d’image, de coût de fonctionnement, etc.).
La question posée ici est donc de savoir si ces changements et ces nouveaux comportements ne devraient pas être pris en compte par la théorie économique ; en tout cas notre sentiment est que les patrons « keynésiens » étaient des mous et que de nos jours, le slogan de l’investisseur serait plutôt « du champagne sinon rien !» les patrons sont-ils des mous ?
A lire également : « Le numérique, c’est l’économique »
https://theoreco.com/le-numerique-c-est-l-economique.pdf
C’est un document gratuit, en PDF (716 ko), comportant 65 pages